jeudi 21 juin 2007

Cette vieille sensualité

"Cette vieille sensualité est tout de même quelque chose. Depuis que la vie est vie, on a eu raison, il faut bien le dire, d'en faire si grand cas. Comment expliquer qu'on se lasse de tout, sauf d'elle? Le plus ancien exercice du vivant ne pourrait pas nous marquer, et l'on comprend que celui qui ne s'y adonne pas soit un être à part, un déchet ou un saint." - Cioran, encore et toujours.

Je redécouvre. Le plaisir des corps qui s'approchent, se tournent autour, se heurtent. Les histoires de désir partagé. Les garçons bien, ceux qui appellent comme ça, juste pour prendre des nouvelles, à n'importe quelle heure du jour et de la nuit. "Juste parce que j'avais envie de t'entendre".... Les garçons bien, ceux qui sortent une belle chemise pour un déjeuner à deux. Ceux qui sont heureux de me voir. Je redécouvre la joie des petites attentions, les bonheurs de la séduction, des mains qui se frôlent le samedi soir. J'avais oublié.

Naturellement qu'il y en a eu d'autres, après mon ange, avec toujours le même dégoût, le rejet du contact, ma brutalité face à une main baladeuse, une bouche qui cherchait la mienne. Alors je prenais mes jambes à mon cou, je partais sans prévenir, sortais l'ex du placard pour les faire fuir quand ils rappelaient.

Et voilà que cette "vieille sensualité" me tombe dessus, sans prévenir, et que pour la première fois elle ne m'effraie plus.

Je grandis. Ca me plaît.

[Paolo Conte - Sparring Partner.]

lundi 18 juin 2007

Une fille facile.

Il n'est pas normal d'être en vie, une sorte d'état passager, quelque chose de bien trop transitoire pour être crédible. Au fond on ne se sent jamais aussi vivant que quand on est menacé, là sur la tangente, un pied dedans un pied dehors. "La mort ne serait en somme que la cessation d'une anomalie", je suis tombée sur ça, dans Ebauches de vertige, de Cioran. C'est très chic de lire Cioran, sortez-le un peu dans le métro pour voir. Sur la ligne 14, entre Châtelet et la BNF, je vous assure que ça fait un effet boeuf.

Le plombier d'EDF est passé vendredi matin pour relever mon compteur d'eau. J'avais oublié qu'il devait venir, il était 10h, il a toqué, je révisais mon éco, je me suis levée et j'ai ouvert. J'avais ma chemise de nuit rouge, celle que je n'ose même pas mettre devant mes parents parce qu'ils me jetteraient aussitôt un pull sur les épaules. Elle tombe en-dessous du genou pourtant, j'ai vérifié devant ma glace en pied.

Parfois j'ai des absences, quelques secondes où je me sens complètement étrangère à ma vie, à la vie, une sorte d'absolue stupéfaction face à ce qui m'entoure. Oh, ça arrive à beaucoup de gens. J'étais rue Erasme, je passais devant l'école primaire, et des enfants jouaient avec des pistolets à eau, adorables les enfants, tout de Cyrillus vêtus, bermudas beiges et chemises vichy. Il y en a un qui criait, "Salaud! J'vais te bousiller la gueule!", l'autre a répondu "Vous allez tous crever!", et le dernier, un peu moutonnier celui-là, fonctionnaire consciencieux bientôt, a repris "Meurs! Meurs!". Les mamans discutaient sur le trottoir, très aimablement. C'est assez douloureux après coup, lorsqu'il faut rentrer dans sa peau, dans sa vie, sortir les clés et appuyer sur l'interrupteur.

Chemise de nuit rouge que maintenant je porte devant cet homme, là, venu relever mon compteur, et qui se met à faire le tour du propriétaire comme on dit, les yeux plus attentifs au détail de ma bretelle qu'aux subtilités de la tuyauterie. Je lui montre le compteur d'un signe de tête. Il gribouille quelques chiffres, me demande un verre d'eau, je le sers. Et là, moi, ingénument -"...vous désirez autre chose?". Il a commencé à sourire, son regard a fait des allées et venues de mes épaules jusqu'à mes pieds, et je me suis sentie nue, bête, atrocement petite, avec ce bout de coton rouge qui ne cachait plus rien, et mon invitation à désirer autre chose. Bienheureuse enfant.

C'est probablement dans les tâches les plus journalières, et périphériques -se laver les dents, ingérer la nourriture, l'éliminer, servir un verre d'eau- que nous nous éloignons le plus de ce que nous sommes vraiment, et que nous nous mettons à ressembler à tout le monde, qu'entre madame Michu et moi finalement c'est du pareil au même. Si seulement j'avais un talent -on n'est vraiment soi que dans l'exercice de son talent, on ne coïncide jamais autant avec soi que dans ces moments-là, le violoniste la tête appuyée contre le bois de son instrument, le regard fixe sur la partition, le violoniste qui joue, seul.

Au fond j'ai eu une certaine morgue à ravaler le dégoût, à lancer plutôt, avec un aplomb formidable, un "Nan parce que j'ai du jus d'oranges aussi", mais lui ce con il n'a rien dit, rien du tout, il me regardait, lui Herr von Dorsday et moi Fraülein Else, il s'en foutait au fond de mon jus d'oranges, un silence de plomb, au moins aussi lourd et aussi froid, loin de mes oranges de Floride et de mes palmiers sous le soleil. Et à mon aplomb formidable le sien a répliqué, l'air de rien, "on va prendre un café?".

Dire oui, c'était accepter une tâche journalière de plus, boire un café, payer l'addition, dire merci-bonne-journée-au-revoir, tomber dans la banalité du désir, du désir d'un homme dans un café. Laisser un numéro, un faux éventuellement, se quitter sur des amabilités quelconques, se forcer le sourire un peu, et remonter l'escalier, sortir les clés, appuyer sur l'interrupteur. J'ai dit non, et j'ai refermé gentiment la porte sur ses clés à molette. Après tout, j'étais en chemise de nuit.

[Godspeed You Black Emperor - Storm.]

vendredi 15 juin 2007

Lost in the Supermarket

Dernier jour de cours hier à Sciences Po. Je m'en réjouirais presque s'il n'y avait pas les partiels qui commençaient demain. Je me gave d'annales de DSK pour colmater la brêche. "Faut-il renoncer au libre-échange?", c'est ce qui est tombé l'an dernier. "Beau sujet", dirait papa. Il n'y a de beaux sujets que pour ceux qui n'ont pas à les passer. Papa. Depuis combien de temps ne lui ai-je pas parlé?

Les grands départs approchent. Celui de mon ange au Chili. Deux mois. On ne se verra pas à son retour. Il nous reste deux semaines ensemble. Deux malheureuses semaines, avant un an et quelques de séparation. Et on me demande comment je vais.

Mon départ pour Budapest, à la rentrée. Je suis partagée entre un désir ardent de quitter Saint-Germain-des-Prés pour un an, Sciences Po, les fiches techniques et les exposés en dix minutes, deux parties deux sous-parties ...et le regret d'avoir bondi sur un stage trop tôt, dans l'exaltation d'avoir été prise quelque part. Un stage bien, certes, dans un domaine que j'aime, beaucoup. Mais les meilleurs arrivent maintenant, et je les vois me passer sous le nez, un à un. Une opportunité à Los Angeles notamment, avec un joli rôle de promotion du cinéma français dans le paysage audiovisuel américain, en relation avec distributeurs, studios et compagnie. Le rêve. Et moi qui pars m'enfermer dans ce qui se fait de plus franco-français en matière d'administration. Je reviendrai avec quelques mots de hongrois, et je verrai mes amis revenir de UCLA, Berkeley ou Columbia avec la mention bilingue sur leur CV. Le sacro-saint "Anglais niveau 5" à Sciences Po.

J'aurais aimé partir loin, à l'autre bout du monde, histoire d'empêcher toute possibilité de retour en France pendant un an, de larguer les amarres pour de vrai, de me plonger dans autre chose, quelque chose de fondamentalement inconnu. Pékin. Tokyo. Bombay. Buenos Aires. Pour maximiser mes chances, il aurait fallu choisir de partir en université. Je ne voulais pas. Je ne suis pas faite pour les études. C'est un peu indécent de dire ça, quand on sort de Louis le Grand, qu'on est à Sciences Po, et qu'on regarde l'ENA, ou Normale, ou HEC, non plus comme des hautes sphères inaccessibles, parfaitement opaques à nous-mêmes, mais comme des possibilités. Des trucs envisageables, sûrement pas à portée de main, mais envisageables.

Drôle de bulle. Bien sûr que je sors, que je change d'air, que je rencontre des gens nouveaux. Ils sont à Henri-IV, Normale, HEC, Oxford, Cambridge ou Columbia. Je disais changer d'air...?

Quand je rentre à Lille et que je prends le tram avec ma valise à roulettes, le choc est toujours aussi brutal, inouï. Il existe des gens, nés en France de parents français, qui ne savent pas parler français. Des gens qui ont pour seul horizon culturel les news Orange qui tombent sur leur portable. Des gens qui m'adressent la parole et que, parfois, je n'arrive même pas à comprendre. Le genre de moments où je me sens atrocement mal, parce que je prends conscience que je ne les connais pas, que ma bulle n'a jamais été en contact avec la leur, et qu'elle ne le sera probablement jamais. J'aurai vécu toute une vie dans une sphère de coton, entourée d'hommes fins et distingués qui parleront de la première de la Traviata à Garnier ou de la médiocrité du dernier Beigbeder. Et je m'en satisferai.

Parfois, lors des courses à Auchan, je croiserai des ados moulés dans des t-shirts à virgule, je leur jetterai des coups d'oeil curieux, pas inquiets mais curieux, pendant l'attente aux caisses. Je me dirai, c'est formidable, ce brassage des cultures, ces barrières sociales qui tombent sous les roues du caddie universel, et je réglerai mes tofus au soja le sourire aux lèvres. Et l'on se sera croisés et ignorés, réunis provisoirement dans un même culte -le temple des désirs et des besoins. Après la prière commune, chacun retournera dans son petit monde, soigneusement cloîtré et protégé derrière des frontières tacites. Jusqu’à la prochaine excursion au supermarché.

[The Clash - London Calling.]

jeudi 14 juin 2007

Et Arlette se contentait de hoché la tête.

"Ecoute, je ne suis pas pris, voilà, je ne suis pas pris".

33ème. L'âge du Christ. 33ème et 1er recalé. 33ème, comme moi, il y a tout pile un an.

Il me l'a dit au téléphone en plein pendant mon cours, normalement je ne décroche jamais, mais là j'ai dit, "désolée c'est urgent", et A. a recapuchonné son stylo.

Après j'ai raccroché, et j'ai pris le cahier d'A., à la page de la dictée. "Et Arlette se contentait de hoché la tête, (...)". "Hoché", comment ça, "hoché"? Je lui ai dit tout haut. "Non mais tu peux me donner la nature de "de"? C'est quoi, "de"? Bah oui, une préposition, bien sûr que c'est une préposition! Mais alors, bon sang, pourquoi est-ce que tu me mets un participe passé, avec ce hoché en? Ca fait combien de milliards de fois que tu me dis toi-même qu'après une préposition, le verbe est forcément à l'infinitif? Hein?". Il a eu l'air encore plus désolé que moi de ce "hoché" et de cet aigu qui aurait mieux fait d'aller voir ailleurs. Et moi, je me suis sentie un peu stupide, tout d'un coup, dans ma position de prof aigrie et déblatérante.

"Pardon, je m'emporte pour rien. On va reprendre ça à deux. Regarde, prends ton "hoché", là, et remplace-le par un verbe du troisième groupe. Tiens, mordre, par exemple."

Et Arlette se contentait de mordre la tête. 33ème bordel, 33ème! L'âge du Christ.

Moi il y a un an.

[George Baker - Little Green Bag.]

mercredi 13 juin 2007

Hola, Chicas de Paris

"Ca sent le phoque" - c'est la première chose qu'on s'est dite en rentrant dans le dortoir de l'auberge, essences viriles et opaques du mâle ensommeillé, un coup de massue en pleine face. Ca sent le phoque. Le temps pour nos yeux de s'habituer à la pénombre, on a identifié le phoque, aka la source des essences: un volume sous un drap, en haut du lit superposé, une tête blonde qui remue à peine face à notre arrivée tonitruante. Quelques heures plus tard, il s'appellera Jonathan, Etats-Unis, 19 ans. Il sera en caleçon devant moi, ou planqué dans un escalier pour embrasser A-C. une nuit où il aura fait trop chaud.

Il y aura ces nuits en boîte aussi, des nuits à remuer du déhanché sur des remix étranges, à lorgner les gogo danceuses ou les paillettes du travesti sur le podium. Ces nuits où je me sentais un peu pataude, à repousser sans cesse des mains baladeuses, des lèvres encombrantes, des braguettes qui se frottaient à mon jeans sans lui demander son avis. Parfois, dans ce grand bain de chaleur, de décibels et de proximité forcée, un peu de dégoût, un peu de fatigue -alors on sortait prendre l'air un peu, ou plonger ses mains dans le sable sur la plage. Le ressac de la mer, et Benny Benassi dans le fond. Satisfaction.

La plage. La plage où G. s'est fait voler son sac le premier soir, au petit matin -sortie de boîte difficile. Dedans, passeport, argent, portable. Quart d'heure de désolation générale avec les autres, ah quand même c'est idiot. Mais la dernière fois que t'avais ton sac G., c'était où? Et t'es sûre de ne pas l'avoir perdu là quelque part? T'as bien regardé? C'était où exactement sur la plage? Et y avait beaucoup d'argent dedans? Après s'être bien désolé, ça s'est fini dans l'eau, bain de minuit pour tous histoire de noyer le chagrin. Je continue à râtisser la plage. G. aussi. On interroge les types louches, on fouille les poubelles, longues allées et venues sur le sable, jambes fatiguées, yeux qui se ferment, et les cris des autres, dans l'eau. Si vous voulez voir de la fesse, c'est maintenant!

Après le soleil a commencé à se lever, les fesses à se dévoiler, c'était le jour qui tombait sur les faces trop maquillées et les mini-jupes sur le sable. G. et moi, on est parties au commissariat, à pied, en silence. Une heure à marcher en silence. G. a dormi un peu dans la salle d'attente, et puis on nous a fait remplir des papiers. Elles avaient quelle valeur, tes lunettes? Quelle marque? Quel modèle, ton téléphone? A la fin, on se relayait, elle répondait à mes questions, et je transcrivais sur les formulaires. On est rentrées à l'auberge à l'heure du petit-déjeuner. Dodo.

Au réveil, chaque matin, il y avait la surprise du qui-dormirait-à-côté-de-nous. Au fil des nuits, on a vu des Américains solitaires partis pour un tour d'Europe, ou un couple de Brésiliens angoissés à l'idée de visiter Paris ("Is that true that Parisians don't speak English to foreigners, just because they want you to speak French?"), ou des anonymes sans langue ni visage. Au réveil, il y avait aussi les exclamations d'A-C devant la fenêtre. Il fait cheum' sa mère la pute! Ou de G., devant un joli haut d'A-C: Bâtaaaard. J'le veux. De quoi me tirer du sommeil avec le sourire.

Le sourire encore dans les rues, les odeurs des tapas, sardines marinées, tomates séchées, piments à l'huile. A-C qui parle trop fort sur la rambla, "Non mais vraiment, j'appréhende le jour où j'me retrouverai face à un pénis non-circoncis!". Une passante se retourne, la bouche en coeur, et l'éclat de rire pendu aux lèvres. Les étals des marchés avec des couleurs qui sautent au visage et font déteindre les Polaroïds. Je me serais bien fait de grandes orgies de soles et de légumes grillés, mais je n'avais plus un sou dans le porte-monnaie, déjà assez mince pour moi toute seule, mais carrément sous-nourri pour entretenir G. et moi, deux filles en goguette en Espagne pour quatre jours. Faire ma pute? Je n'avais même plus de quoi m'acheter un string. Diète forcée, donc. Au fond, ça ajoutait du piquant à l'histoire: on découvre tellement mieux Barcelone quand on n'a plus que trois euros en poche.

Quatre jours plongée dans un grand bain d'insouciance intellectuelle. Raymond Aron est resté au fond de ma valise. Ca fait un bien fou, parfois.

[Louis Armstrong - As Time Goes By]

dimanche 10 juin 2007

Il advint qu'un beau soir l'univers se brisa

Ca avait bien commencé, j'avais retrouvé E., H., Jo., et Cha., et tout le monde en fait. Ca se passait dans les mêmes salles que l'an dernier, une première pour le buffet, une deuxième pour la piste de danse, une troisième semi-clandestine pour les bouteilles d'alcool. Il y avait mon prof de philo aussi, que je me suis attachée à fuir comme la peste. J'ai le pardon difficile.

C'était un peu étrange, parce que j'aurais voulu être parfaitement semblable à eux, jeter Sciences Po par la fenêtre, et être en attente d'oraux, moi aussi. J'aurais voulu passer les écrits, comme eux -d'ailleurs c'est un peu comme si je les avais passés au fond, j'étais peut-être aussi angoissée qu'eux la veille de l'histoire, le ventre noué, comme le jour du conseil de classe, en juin dernier. Il y a un an, tout pile.

Là c'était toute mon hypokhâgne qui me fouettait le visage, avec les sourires des majors, les étreintes entre internes, les yeux rieurs de la 33ème ex aequo. Et moi qui flottais un peu, près des jus de fruits. Après E. m'a pris la main, "on va danser...?", je l'ai suivie jusqu'à la deuxième salle, et là j'ai vu mon ange, mon ange qui dansait, et une fille en face, ils se regardaient tous les deux, avec les visages baissés de ceux qui ne doutent pas, lui a posé sa main sur ses hanches, ses hanches à elle, et E. a dû dire quelque chose comme, "...quoi, tu ne viens pas?". Non, finalement non, je ne venais pas, je n'avais pas très envie de danser là tout de suite, après peut-être, mais là non, la musique vraiment non, pas trop mon truc, quand ils mettront un rock peut-être...? Et je suis partie, parce que finalement parler avec A. et L. est bien plus intéressant. Ils ne posent pas de main sur les hanches, eux. On est allés dans la troisième salle se servir une vodka. Ja. est arrivée à ce moment-là, on s'est saluées même. C'est incroyable ce que je l'apprécie depuis qu'elle a quitté mon ange.

C'est lui qui a fini par m'aborder tandis que j'étais avec Cha. et H. Ils sont partis aussi sec. H. me dit "ton ami", façon de me rappeler qu'il ne sera jamais le sien. Une question d'incompatibilité fondamentale, probablement. Il faudra un jour que l'on m'explique comment je peux à la fois me sentir si proche d'H. et m'enticher de son antithèse. Bref, il a fini par m'aborder, et on a parlé, un peu. C'était bien, comme à chaque fois qu'on parle, lui et moi. Il a voulu s'allumer une cigarette, mais son Zippo ne marchait pas, il faisait rouler la pierre avec le pouce, et une ridicule flammèche pointait le bout du nez pour avorter aussitôt, une fois, deux fois, trois fois... J'ai fini par lui sortir mon briquet.

Sur le coup j'ai pensé, c'est un peu ça, notre histoire, ce Zippo avec ses ridicules flammèches qui naissent pour s'éteindre aussi sec, et quand bien même on y mettrait toute la bonne volonté du monde, les flammèches, goguenardes, disparaîtront aussi vite qu'elles nous seront apparues. Alors on prend un autre briquet, et on fume une cigarette.

Après il m'a présenté ses amis, il y en a un qui a dit, "T'es en khâgne alors? Ah non... Vous êtes ensemble hein?". Silence pesant. Il a repris, "...oui, vous êtes ensemble?". Comment te dire, ...non? Oui, voilà, non. Non, on n'est pas ensemble. On ne sera jamais ensemble. Et sinon, ça va?

Il est parti, un peu après minuit. Je me suis répandue en effusions et en regards suppliants, comme d'habitude. Je me méprise de toutes mes forces quand je me vois comme ça face à lui. Ma façon de le fixer comme on fixerait Dieu le Père, et de lui arracher des promesses qu'il ne tiendra pas, des compliments qu'il ne pense pas. Une tragédienne grotesque, tout juste bonne à jouer dans le Dallas post-déjeuner, pour bercer le papi. Il a fini par quitter le lycée, et je suis allée tocquer chez E., à l'internat, pour remonter un peu dans mon estime. H. et Cha. étaient assis sur son bureau, Jo. contre le placard, et j'ai bu un grand verre d'eau, histoire de penser à autre chose. C'était bien.

[The Doors - Gloria.]