Ca avait bien commencé, j'avais retrouvé E., H., Jo., et Cha., et tout le monde en fait. Ca se passait dans les mêmes salles que l'an dernier, une première pour le buffet, une deuxième pour la piste de danse, une troisième semi-clandestine pour les bouteilles d'alcool. Il y avait mon prof de philo aussi, que je me suis attachée à fuir comme la peste. J'ai le pardon difficile.
C'était un peu étrange, parce que j'aurais voulu être parfaitement semblable à eux, jeter Sciences Po par la fenêtre, et être en attente d'oraux, moi aussi. J'aurais voulu passer les écrits, comme eux -d'ailleurs c'est un peu comme si je les avais passés au fond, j'étais peut-être aussi angoissée qu'eux la veille de l'histoire, le ventre noué, comme le jour du conseil de classe, en juin dernier. Il y a un an, tout pile.
Là c'était toute mon hypokhâgne qui me fouettait le visage, avec les sourires des majors, les étreintes entre internes, les yeux rieurs de la 33ème ex aequo. Et moi qui flottais un peu, près des jus de fruits. Après E. m'a pris la main, "on va danser...?", je l'ai suivie jusqu'à la deuxième salle, et là j'ai vu mon ange, mon ange qui dansait, et une fille en face, ils se regardaient tous les deux, avec les visages baissés de ceux qui ne doutent pas, lui a posé sa main sur ses hanches, ses hanches à elle, et E. a dû dire quelque chose comme, "...quoi, tu ne viens pas?". Non, finalement non, je ne venais pas, je n'avais pas très envie de danser là tout de suite, après peut-être, mais là non, la musique vraiment non, pas trop mon truc, quand ils mettront un rock peut-être...? Et je suis partie, parce que finalement parler avec A. et L. est bien plus intéressant. Ils ne posent pas de main sur les hanches, eux. On est allés dans la troisième salle se servir une vodka. Ja. est arrivée à ce moment-là, on s'est saluées même. C'est incroyable ce que je l'apprécie depuis qu'elle a quitté mon ange.
C'est lui qui a fini par m'aborder tandis que j'étais avec Cha. et H. Ils sont partis aussi sec. H. me dit "ton ami", façon de me rappeler qu'il ne sera jamais le sien. Une question d'incompatibilité fondamentale, probablement. Il faudra un jour que l'on m'explique comment je peux à la fois me sentir si proche d'H. et m'enticher de son antithèse. Bref, il a fini par m'aborder, et on a parlé, un peu. C'était bien, comme à chaque fois qu'on parle, lui et moi. Il a voulu s'allumer une cigarette, mais son Zippo ne marchait pas, il faisait rouler la pierre avec le pouce, et une ridicule flammèche pointait le bout du nez pour avorter aussitôt, une fois, deux fois, trois fois... J'ai fini par lui sortir mon briquet.
Sur le coup j'ai pensé, c'est un peu ça, notre histoire, ce Zippo avec ses ridicules flammèches qui naissent pour s'éteindre aussi sec, et quand bien même on y mettrait toute la bonne volonté du monde, les flammèches, goguenardes, disparaîtront aussi vite qu'elles nous seront apparues. Alors on prend un autre briquet, et on fume une cigarette.
Après il m'a présenté ses amis, il y en a un qui a dit, "T'es en khâgne alors? Ah non... Vous êtes ensemble hein?". Silence pesant. Il a repris, "...oui, vous êtes ensemble?". Comment te dire, ...non? Oui, voilà, non. Non, on n'est pas ensemble. On ne sera jamais ensemble. Et sinon, ça va?
Il est parti, un peu après minuit. Je me suis répandue en effusions et en regards suppliants, comme d'habitude. Je me méprise de toutes mes forces quand je me vois comme ça face à lui. Ma façon de le fixer comme on fixerait Dieu le Père, et de lui arracher des promesses qu'il ne tiendra pas, des compliments qu'il ne pense pas. Une tragédienne grotesque, tout juste bonne à jouer dans le Dallas post-déjeuner, pour bercer le papi. Il a fini par quitter le lycée, et je suis allée tocquer chez E., à l'internat, pour remonter un peu dans mon estime. H. et Cha. étaient assis sur son bureau, Jo. contre le placard, et j'ai bu un grand verre d'eau, histoire de penser à autre chose. C'était bien.
[The Doors - Gloria.]