mardi 29 mai 2007

Coup de vieux.

J'ai pris un coup de vieux tout à l'heure, comme ça, en pleine face. J'étais en train de détailler les subtilités de la proposition subordonnée relative à A., 11 ans, quand il m'a lancé un assassin "...ça existait déjà, les élastiques, à ton époque?". Profonde et douloureuse angoisse. "A ton époque"...? J'ai dit oui. J'ai ajouté, doucement, très poliment surtout, "Tu sais, mon époque, c'est aussi un peu la tienne". Le petit bout d'être de 11 ans, petit corps étranger, cloisonné, parfaitement étanche à "mon époque", a froncé les sourcils.

En octobre, il me vouvoyait et m'appelait madame. Pour Petit Bout d'Etre, je reste une Madame d'un temps ancien, un dinosaure de la grammaire élevé au Bled, au Bescherelle et au vieux velours. Huit ans nous séparent: autant dire un siècle.

Sur le chemin du retour, j'ai repensé à la publicité personnalisée que j'ai reçue la semaine dernière. Un antirides. On voulait me vendre, à moi, moi personnellement, un antirides. J'ai repensé au coup de fil de mon père il y a deux semaines, aussi. Il me disait qu'il se pouvait tout à fait que l'on me demande en mariage "dans deux ou trois ans". Moi, mariée, dans deux ou trois ans! Mariée avec trois boutons d'acné sur le front!

Autant vous dire que chaque minute qui passe m'accable un peu plus. Je me suis regardée dans ma glace en pied, tout à l'heure. J'ai un cheveu blanc au-dessus de l'oreille droite.

[The Stooges - I Wanna Be Your Dog.]

dimanche 27 mai 2007

The Air Is On Fire


Expo Lynch hier, à la fondation Cartier. Des dizaines de dessins d'un Miro devenu fou, des dessins sur des post-it, des boîtes d'allumettes, des serviettes en papier. Avec dessus, toujours les mêmes formes géométriques imbriquées les unes dans les autres, des visages difformes, crânes protubérants et traits surgis de nulle part. On se promène de l'un à l'autre, un peu plus stupéfié à chaque pas. On se promène dans un vague décor d'usine désaffectée, avec coins morts, structures métalliques apparentes et partout le même gris anthracite. On pourrait se croire dans Inland Empire, quelque part sur le plateau de cinéma d'une bâtisse anonyme de Los Angeles où commence le tournage de On High Blue Tomorrows. C'est probablement le but du commissaire de l'exposition, vous me direz. N'empêche. C'est sacrément efficace.


Il y a des tableaux aussi, des tableaux avec toujours la même violence contenue, des coups de poing qui avancent masqués, des crimes en devenir. On y voit des personnages à taille humaine, visages à peine esquissés à gros coups de peinture à huile, de glaise et de chewing-gum (!), qui s'observent. Sur l'un, un homme, couteau à la main, demande à une jeune femme affalée sur un canapé, jupe et culotte baissées, sexe et seins apparents, "Do you want to know what I really think?". Au-dessus d'un ovale cireux -la tête de la jeune femme, donc-, une bulle, et deux lettres en capitale: "NO". Des corps nus, difformes, reprises de photos érotiques du XIXème, et retouchées, le temps d'ajouter un pénis sur un sexe féminin, de flouter les visages, de tordre les corps. Des corps mourants aussi, comme sur une autre de ces fresques, avec cet homme en costume, bien campé sur ses deux jambes droites et verticales, les bras écartés, un Christ des temps modernes. Un flot de sang jaillit de son coeur, avec un long boyau jaunâtre. C'est écrit "Spirit" dessus. En haut, la légende: "This man was shot 0.9502 seconds ago". Il y a du Bacon chez Lynch, avec ces mêmes couleurs ocres et rouge sombre, ces mêmes formes inquiétantes, visages tordus et grimaçants.



De l'humour enfin. Comme sur ces courts-métrages grotesques où un homme hirsute -un petit rond pour le visage, quelques traits pour la barbe de trois jours et les cheveux, un gros rond pour le ventre, des bâtons pour les jambes et les bras- expulse un marteau coincé entre ses fesses en faisant de gigantesques prouts. Du dessin animé d'adolescent goguenard. Comme sur ce portrait de Lynch au sous-sol, où sous les rides façon vieil artiste tourmenté, il y a cette lueur malicieuse qui déborde au coin de l'oeil. Sacré Lynch.

[Death in Vegas - Dirge.]

samedi 26 mai 2007

Kyrie Eleison.

Ils m'agacent, ces gens fifty-fifty, moitié bonne conscience moitié bon confort. Ca va à la messe le dimanche, ça hoche la tête lors du sermon sur les unions illégitimes, ça ferme les yeux avec toute la ferveur de son petit coeur quand la prière universelle s'adresse à toutes les vierges de l'assemblée. Seigneur, écoute nos prières, exauce tes enfants. Jamais avant le mariage, promis juré craché, croix de bois croix de fer, si je mens...

Amateurs de vertu.

C'est donc ça, croire en Dieu aujourd'hui? Se plier à quelques règles du ne-pas, passer une heure à l'Eglise quand on a le temps, et poser un ex voto quand on a eu son bac? Saluer Madame Michu sur le parvis, à la sortie?

Seigneur, je ne les aime plus trop, les hommes que tu as faits à ton image. Parfois je voudrais les fuir pour me rapprocher de toi. Est-ce que c'est un péché, ça? Quelle gravité alors? Plutôt mortel ou plutôt véniel, le péché? Combien de confiteor pour me racheter?

Je voudrais être entière, droite et forte. L'Eglise me dit "tu as fauté". Mes parents me disent "tu as fauté". On réclame du remords à corps et à cris, un os à ronger pour noyer l'amertume. Je ne veux pas de remords. Juste des bisous dans le cou, un, deux, trois, trois endroits différents. Un amour aussi entier que l'amour du Christ, au fond. Ce n'est pas pécher, ça.

[The Animals - The House of The Rising Sun.]

mardi 22 mai 2007

J'ai la confession qui m'étrangle la pipe

Il est de ces cercles où dire "ça ne va pas" est certainement aussi indécent que de porter un pantalon taille basse avec un string. Une faute de goût, en somme.

On dit "ça va" alors, on ajoute même un "et toi?" dans la foulée pour se plier à l'usage, avant de filer bien vite parce que pour la réponse on n'a pas le temps, un exposé sur le feu, un maître de conf' qui va râler, une vie entière qui attend, là-bas, d'autres gens, d'autres "salut ça va", partout les mêmes sourires vernis, on est entre gens bien.

On dit "ça va" avant de marcher bien vite vers son chez soi, pour ne pas avoir à travailler la séduction encore un peu, et se regarder le faciès en face dans la glace en pied, enfin. Le vrai alors, sans le sourire affable, sans les éclats de rire au fond de la gorge. Loin de cette énervante atmosphère de beurre fondu, devant la glace en pied, il a perdu un peu de sa superbe, le faciès. Il est un peu cireux au fond. Un peu cerné aussi. Mal ficelé, quoi.

Devant la glace en pied c'est ce grand morceau de corps tout entier qui se rebiffe, avec cors et trompettes, cris de la chair révoltée et tout le tintouin. Le corps qui tout le jour durant a offert sa sensualité comme un bonbon, vas-y chaland c'est tout gratis, aujourd'hui on brade les meubles. Ce soir le corps dit non. Sans trop savoir pourquoi, dans un grand effondrement de chair et de trémolos, ce soir le corps dit non.

[Wax Tailor - I don't know.]

jeudi 17 mai 2007

On peut se voir samedi soir?

Jeune fille bien sous tous rapports:

Tu es libre samedi soir? On peut dîner ensemble si tu veux. Invite ta nouvelle amie: je serai ravie de la rencontrer. On rentrera tôt, promis. Et puis je récupérerai les quelques dernières affaires que tu dois encore avoir chez toi. Faudrait qu'on parle un peu tous les deux, un de ces jours. Tu sais à quel point je tiens à toi. Combien je serais triste de couper les ponts pour une histoire aussi idiote. Réponds-moi vite, my dear.

Bridget Jones:

Sauve-moi la vie, et dis-moi que t'as retrouvé une culotte bleue avec mes initiales brodées sur le devant quelque part chez toi. C'est maman qui me l'a offerte à Noël, une horreur étiquetée DMC, et elle est très étonnée de ne pas la trouver dans mon linge sale. Je ne peux pas passer la prendre avant samedi, je suis horrible en ce moment, des boutons gros comme ça et le teint de Jésus sur son linceul. D'ici samedi soir j'aurai arrangé ça. Dis-moi que tu seras chez toi, et que l'autre blondasse sera pas là, ou je hurle, et tu sais très bien que hurler, ça me met les nerfs en pelote, et que les nerfs en pelote, c'est pas bon pour mon teint.

Je-peux-très-bien-me-passer-de-toi:

Puisque tu n'as pas l'air décidé à me rendre mes dernières affaires, je passerai les récupérer samedi soir. Je me doute que tu es très pris en ce moment (au fait, comment s'appelle la dernière en date?), mais débrouille-toi pour que ce soit prêt quand j'arriverai, je passerai en coup de vent. Ta mère a appelé, t'as laissé la cuisine dans un état épouvantable, elle était furax. La prochaine fois, pense à supprimer mon numéro de son répertoire. Du tien aussi, d'ailleurs.

Coeur brisé:

Allez, quoi, mon Ange, laisse-moi venir samedi, je ne dirai rien, promis je ne dirai rien, je me terrerai là dans un coin et je ne dirai rien, et quand on te demandera "C'est qui celle-là?", tu pourras dire "Nan, rien, personne", je me ferai petite, toute petite, un rien en devenir. Puis quand l'autre arrivera avec sa fierté de nouvelle propriétaire, je m'éclipserai discrètement, discrètement entre deux murs, et en te quittant je te frôlerai à peine, l'ombre de ton ombre, l'ombre de ta main, l'ombre de ton chien, comme dans la chanson tu sais? Allez, quoi, mon Ange.

NB: Toute ressemblance avec des personnages existant ou ayant existé serait fortuite et indépendante de la volonté de l'auteur.

[Billie Holiday - My man]

mardi 15 mai 2007

Oh je voudrais tant que tu te souviennes

Un joli minois de gosse, bouche ouverte, même qu'il grimace parfois. Il fronce les sourcils, et il se recroqueville sous sa couette. Il grommelle aussi, des gromeuleumeuleu incompréhensibles, à mi-chemin entre le gazouillement et la râlerie. Je le regarde dormir, je pourrais passer ma vie à le regarder dormir. Un enfant.

Y a le côté pré-ado aussi, je le connais moins celui-là.
Il paraît que parfois, la nuit, lui et T., ils vont sonner à toutes les portes d'un immeuble, et qu'ils s'enfuient en courant après. Ils boivent aussi, mal et trop vite. Ils se sont mis à fumer, à faire semblant au début, et puis moins. Toujours le même paquet, clopes insipides et pas chères. "T'es pitoyable", je lui dis. Il s'en fout. Il a 18 ans et il s'en fout.

Il porte une veste noire depuis peu, assortie à ses imitations de Churchs, et des vraies chemises d'homme aussi. Ca le vieillit. Ca tombe bien, c'est l'effet recherché. Quand je le vois dans la rue sans mes lunettes, j'attends le dernier moment pour lui sourire, histoire de pas me retrouver à faire de la lèche à un quarantenaire bien sapé qui guetterait de la minette sur le chemin du retour. Et quand je retrouve ce minois, ces yeux bleus qui pétillent, cet air vaguement railleur, "bon on fait quoi?", à ce moment-là seulement, je le décoche, mon sourire.

Il a la tête de ceux qu'on ne contrôle jamais dans le métro, de ceux qui passeront tous les portails automatiques sans jamais avoir à sortir les papiers. Une gueule d'ange en fait. Une gueule d'ange à qui on pardonne tout. Les retards, les absences, les nonchalances. Sa tare à lui c'est de ne pas pouvoir rester célibataire plus de deux heures, la raison il m'a dit, la raison c'est qu'il aime trop les filles. Est-ce qu'on peut en vouloir à une gueule d'ange qui vous dit qu'il a trop d'amour à revendre? Est-ce qu'on peut en vouloir à une gueule d'ange de se planter de cible, de perdre son temps, de voguer à droite à gauche pour butiner de l'amour par-ci par-là? Est-ce qu'on peut en vouloir à une gueule d'ange de 18 ans?

Gueule d'Ange parle, aussi. Une jactance réfléchie et sans fin, des points d'interrogation qui ne trouvent pas de chute, Gueule d'Ange a un avis sur tout. On a le même souvent, parce qu'on a lu les mêmes livres, et les mêmes articles du Monde. On tombe généralement d'accord sur le fait que nous vivons dans un monde cruel et immoral où Francis Kuntz est roi. On s'engueule aussi, à cause de mes principes archi rétros. Non, une femme ne fume pas dans la rue, c'est vulgaire. Non, on ne lit pas à table, range ça. On s'engueule parce qu'il n'a pas mes codes du bien-parler. Il est joli, ton chemisier, j'aime bien la matière, c'est de la toile? Ouais c'est ça, de la toile de jute abruti, la même que pour les sacs à patates, j'suis restée nature comme fille en fait. Oui, il est vraiment joli, j'aime bien le côté fripé. Froncé, jeune homme, on dit froncé.

Je l'écoute parler comme je le regarde dormir. Ca me fascine. Autant de contradictions dans un seul homme, les pires mensonges et puis cette sincérité qui claque tantôt, autant de valeurs morales et de principes pervertis à la fois. Autant de douceur. On se ressemble un peu.

Avant je pensais qu'on allait se marier lui et moi, qu'on allait même avoir des gosses qui sait, des vrais qui auraient cassé les vases du salon et ri en mettant la main dans l'assiette de pâtes alphabets. Peut-être même qu'il aurait pris un congé pour l'élever, cette marmaille délicieusement vivante et malléable ad lib'. On serait partis en vacances, ou juste en week-end à cause du boulot. Un week-end à Londres, en amoureux alors. Les enfants à bonne-maman, on les aurait récupérés le dimanche soir. Ils grandiraient entre les livres et les CDs de rock de papa. On aurait été heureux en fait.

Bientôt j'apprendrai à ne plus me rouler par terre quand il ne m'aura plus donné de nouvelles pendant x semaines et qu'il ressurgira du jour au lendemain avec un "J'arrive chez toi à minuit ça te va?". Ces soirs-là je minaude un peu, c'est lui qui m'a appris. Mais bien sûr que ça me va, ça me va toujours. Il le sait. Où tu veux quand tu veux, mon Ange.

[Nina Simone - Ne me quitte pas.]