mercredi 29 août 2007

J'ai 19 ans et je ne veux pas finir vieille fille.

On l’a raccompagnée chez elle, il y avait un oiseau mort sur le perron, et personne à l’accueil. Elle habite ‘Allée de l’Amitié', c’est le long couloir du bout, le crème et jaune pastel avec une barre métallique au mur, pour la touche de modernisme. Il faudrait rajouter quelques reproductions impressionnistes tous les trois mètres, et l’Allée de l’Amitié serait aussi pimpante qu’un couloir d’hôpital. Sur les portes des appartements, les étiquettes des noms changent avec la régularité d’un métronome. Quand un carré blanc fauche Monsieur Duchemolle, elle s’arrête, et rit un peu – « oh ! encore un ! ». Dimanche, aux intentions de prière, on pensera bien fort à Duchemolle.

Avant de la quitter, dans le jardin, je lui ai dit, j'ai 19 ans et je ne veux pas finir vieille fille. Je lui ai dit que j'angoissais sévère, la faute au tic-tac de l'horloge biologique, parce qu'à 35 ans la fertilité diminue de moitié, puis c'est moins 10% tous les ans, et ça, ça fait peur. Je lui ai dit, je veux des enfants, j'ai des idées de prénoms plein la tête, il y aurait Paul, Eugène, Suzanne, et Benjamine. Et le papa? Justement, y a pas de papa. Je le cherche encore. Avec Victorine on se disait qu'au fond, le seul homme qui serait fichu de nous aimer toute une vie, c'est notre père. Point barre.

Alors Bonne-Maman m'a dit un de ses secrets, le genre de vérités éternelles qu'on se transmet entre femmes, dans des chuchotis délicieux de fins d'après-midi. Elle a pris les feuilles de menthe sur le bord de son assiette, la menthe du jardin dont maman est si fière, et devant moi, elle les a glissées dans son soutien-gorge. Elle m'a dit, tu vois, ça, ça fait de moi une femme voluptueuse. Le soir, quand on se déshabille et que l'odeur de la menthe envahit la chambre, on devient une femme voluptueuse.

Je l'ai raccompagnée Allée de l'Amitié, et en rentrant, j'ai glissé des feuilles de menthe dans mon soutien-gorge, juste pour moi, pour moi toute seule, pour me savoir voluptueuse, et m'endormir avec ce secret, cette délicieuse satisfaction, partagée entre moi et moi-même.

[Ismaël Lô - Tajabone.]

dimanche 8 juillet 2007

Phatique toi-même.

Jeudi soir, j'étais à Lille, rue de Paris, et là, vlan, une furieuse envie de steak tartare m'a prise aux tripes. Heureusement j'étais avec mes parents, et près d'un Hippopotamus, donc en un rien de temps on s'est retrouvés tout soulagés à une table près de la fenêtre avec vue sur la Pharmacie de France, des odeurs de viande rouge et un menu dans les mains. C'est bien, l'Hippopotamus, le seul endroit à Lille où tu peux demander un tartare de charolais aller-retour sans que l'on te jette un regard perplexe, presque méfiant parfois, avec les serveurs les plus retors.

On nous a servis, j'étais heureuse, ça dégoulinait de rouge dans mon assiette, ils avaient même pensé à la Worcestershire Sauce et au Tabasco, c'était comme un Noël avec des flocons, une vraie carte postale du tartare idéal. Ca m'a mis le cabri dans le sang, et j'ai lentement ausculté l'assiette, humé, admiré, caressé du regard les câpres incorporées à la chair, et l'oignon, et tout le reste.

Et puis nos voisins de table sont arrivés. Une femme, la quarantaine bien tapée, assez insignifiante -ni belle ni laide, taille moyenne, tenue ordinairement sombre, un peu terne en fait, cheveux mi-longs, teints probablement, ou même pas, d'une couleur improbable alors, naturellement à cheval entre l'auburn et un brun de selle de cheval. Son petit garçon, une dizaine d'années, et au moins aussi banal. Et une femme, pas de la famille visiblement, sensiblement plus vieille, grosses lunettes aux verres fumés, longs cheveux gris déjà rares, la promesse d'une calvitie prochaine et des permanentes chez le coiffeur tous les samedis.

A eux trois, jargonnant, une succession des clichés à en faire pâlir un concierge. Un condensé de vérités premières, de ces truismes que l'on lâche les jours de pluie, entre le fromage et le dessert, avant de sortir les cinq cents photos des dernières vacances sur la Côte. Mange tes carottes, c'est bon pour le teint. L'important, pour une valise, c'est qu' ça roule! Ah l'été, c'que c'est bien quand i' fait beau. Au lycée, en français, j'avais découvert avec ravissement que des savants normaliens avaient étudié le phénomène, soupesé les tournures, posé des mots sur la maladie -la fonction phatique du langage. Ils ont écouté leurs voisins de table à l'Hippopotamus, et ils ont pondu un concept. Admirables normaliens.

Vieille madame aux cheveux gris: "Y a des gauchers, par chez vous?"
Madame à la quarantaine bien tapée: "Nan."
Vieille madame aux cheveux gris: "Parce qu'à c'qu'i' paraît, les gauchers, i' sont plus intelligents."

Et le petit garçon, toute ouïe, buvait comme du petit lait ce flot de jactances ordinaires, se plongeait avec délice dans le grand bain de la bêtise universelle, absorbait tout cela comme une éponge, en mâchant le steak-frites. Et entre le tartare de charolais et la faisselle aux fruits rouges, on ose me parler d'égalité des chances.

***

Oh, et puis c'est fini, avec mon ange. Il ne faudra plus que je parle de lui, maintenant.

[The Doors - The Spy.]

lundi 2 juillet 2007

Pourquoi faut-il que les hommes s'ennuient

Je suis allée voir la Gay Pride samedi. Mes parents étaient à Paris pour deux jours, ils ont dit, oh aujourd'hui c'est la Gay Pride, il y a aura des spécimens, allons voir les spécimens, donc on est allés ensemble sur le boulevard Saint-Michel et on a regardé les spécimens. Mes parents étaient tout sourire devant les chars, papa a couru après celui de l'UMP pour avoir un préservatif étiqueté GayLib, maman a ri, les gens faisaient des oooh, et des aaah, en remuant un peu du derrière quand il le fallait.

Moi je me sentais mal à l'aise. C'est con hein, mais je me sentais mal à l'aise. La vague impression d'être une spectatrice illégitime devant quelque chose d'assez absurde. J'ai essayé de me dire, allez, c'est la marche des fiertés quoi, fais pas ton hétéro coincée, remue-toi un peu, fais-le pour tes amis homos & bi au moins. Après je me suis dit que même mes amis homos & bi ne pouvaient pas se reconnaître dans ces corps tout de muscles et de huile de massage revêtus. Je me sentais mal, parce que j'étais venue voir une manifestation pour l'égalité des droits pour tous, et que je me retrouvais devant des hommes en string qui dansaient sur des camions en nous lançant des capotes comme d'autres lanceraient des cacahuètes. Ca m'a fait penser aux freaks dans Elephant Man, sauf que là, on se retrouvait entre adultes libres et consentants. Avec le Tout Paris en guise de l'ancienne bonne société victorienne. Bref: j'étais gênée.

Gênée comme quand je vois ces orgies qui se font entre Sciences-Poteux. Ca se retrouve dans la maison de campagne de l'un ou de l'autre, en groupe, et ça reste là pendant deux-trois jours. Ca se prend en photo. Parfois des centaines de photos. Des photos du manoir, de la piscine, de la forêt, de filles en bikini. On fait le tour de la propriété. Et puis ça boit. Ca boit tout nu dans la piscine, et ça jette les bouteilles dans le bassin. Ca prend en photo les sexes qui pendouillent, c'est bête un sexe au fond, une sorte d'excroissance corporelle, pas très jolie finalement, on a presque envie de retirer tout ça, pour faire place nette. Mais ce ne sont pas tant les corps nus qui me choquent; ce qui me choque, ce sont les 360 oeufs que l'on a achetés, pour la bataille dans la forêt. Plus la farine, et les litres de rosé. Ca se prend en photo en train de se canarder d'oeufs et de s'asperger de rosé, avant d'aller se rincer dans la piscine.

Bientôt ça sera Monsieur le Député ou Madame la Sénatrice.

Ce sont des réflexes de grands-mères qui ont vécu la guerre sans doute, mais je n'ai jamais supporté de voir de la nourriture finir ailleurs que dans un ventre. On m'a appris à finir mon assiette, à ne pas jeter des yaourts périmés, à "accommoder" les restes. Un condensé des valeurs de toute la petite bourgeoisie du Nord des années 50, crise du textile oblige. Y a pas d'petits profits.

Dans son Abécédaire, Deleuze parle, à la lettre R comme Résistance, d'un des principaux motifs de l'art et de la pensée, à savoir "une certaine honte d'être un homme". L'éprouver, c'est se poser deux questions: 1) comment est-ce que des hommes ont pu faire ça?; 2) comment est-ce que moi, j'ai pu pactiser avec ça -en regardant ces photos par exemple...?

"Pour chacun de nous, dans notre vie quotidienne, il y a des événements minuscules qui nous inspirent la honte d'être un homme. On assiste à une scène où quelqu'un vraiment est un peu trop vulgaire. On ne va pas faire une scène -on est gêné. On est gêné pour lui. On est gêné pour soi, puisqu'on a l'air de le supporter, presque. Là aussi, on passe une espèce de compromis. Et si on protestait en disant, mais, c'est ignoble, ce que tu dis? On en ferait un drame, on est piégé. Ca ne se compare pas avec Auschwitz, mais même à ce niveau minuscule, il y a une petite honte d'être un homme. Si on n'éprouve pas cette honte, il n'y a pas de raison de faire de l'art."

Une petite honte d'être un homme.

[The Coasters - Down in Mexico.]

jeudi 21 juin 2007

Cette vieille sensualité

"Cette vieille sensualité est tout de même quelque chose. Depuis que la vie est vie, on a eu raison, il faut bien le dire, d'en faire si grand cas. Comment expliquer qu'on se lasse de tout, sauf d'elle? Le plus ancien exercice du vivant ne pourrait pas nous marquer, et l'on comprend que celui qui ne s'y adonne pas soit un être à part, un déchet ou un saint." - Cioran, encore et toujours.

Je redécouvre. Le plaisir des corps qui s'approchent, se tournent autour, se heurtent. Les histoires de désir partagé. Les garçons bien, ceux qui appellent comme ça, juste pour prendre des nouvelles, à n'importe quelle heure du jour et de la nuit. "Juste parce que j'avais envie de t'entendre".... Les garçons bien, ceux qui sortent une belle chemise pour un déjeuner à deux. Ceux qui sont heureux de me voir. Je redécouvre la joie des petites attentions, les bonheurs de la séduction, des mains qui se frôlent le samedi soir. J'avais oublié.

Naturellement qu'il y en a eu d'autres, après mon ange, avec toujours le même dégoût, le rejet du contact, ma brutalité face à une main baladeuse, une bouche qui cherchait la mienne. Alors je prenais mes jambes à mon cou, je partais sans prévenir, sortais l'ex du placard pour les faire fuir quand ils rappelaient.

Et voilà que cette "vieille sensualité" me tombe dessus, sans prévenir, et que pour la première fois elle ne m'effraie plus.

Je grandis. Ca me plaît.

[Paolo Conte - Sparring Partner.]

lundi 18 juin 2007

Une fille facile.

Il n'est pas normal d'être en vie, une sorte d'état passager, quelque chose de bien trop transitoire pour être crédible. Au fond on ne se sent jamais aussi vivant que quand on est menacé, là sur la tangente, un pied dedans un pied dehors. "La mort ne serait en somme que la cessation d'une anomalie", je suis tombée sur ça, dans Ebauches de vertige, de Cioran. C'est très chic de lire Cioran, sortez-le un peu dans le métro pour voir. Sur la ligne 14, entre Châtelet et la BNF, je vous assure que ça fait un effet boeuf.

Le plombier d'EDF est passé vendredi matin pour relever mon compteur d'eau. J'avais oublié qu'il devait venir, il était 10h, il a toqué, je révisais mon éco, je me suis levée et j'ai ouvert. J'avais ma chemise de nuit rouge, celle que je n'ose même pas mettre devant mes parents parce qu'ils me jetteraient aussitôt un pull sur les épaules. Elle tombe en-dessous du genou pourtant, j'ai vérifié devant ma glace en pied.

Parfois j'ai des absences, quelques secondes où je me sens complètement étrangère à ma vie, à la vie, une sorte d'absolue stupéfaction face à ce qui m'entoure. Oh, ça arrive à beaucoup de gens. J'étais rue Erasme, je passais devant l'école primaire, et des enfants jouaient avec des pistolets à eau, adorables les enfants, tout de Cyrillus vêtus, bermudas beiges et chemises vichy. Il y en a un qui criait, "Salaud! J'vais te bousiller la gueule!", l'autre a répondu "Vous allez tous crever!", et le dernier, un peu moutonnier celui-là, fonctionnaire consciencieux bientôt, a repris "Meurs! Meurs!". Les mamans discutaient sur le trottoir, très aimablement. C'est assez douloureux après coup, lorsqu'il faut rentrer dans sa peau, dans sa vie, sortir les clés et appuyer sur l'interrupteur.

Chemise de nuit rouge que maintenant je porte devant cet homme, là, venu relever mon compteur, et qui se met à faire le tour du propriétaire comme on dit, les yeux plus attentifs au détail de ma bretelle qu'aux subtilités de la tuyauterie. Je lui montre le compteur d'un signe de tête. Il gribouille quelques chiffres, me demande un verre d'eau, je le sers. Et là, moi, ingénument -"...vous désirez autre chose?". Il a commencé à sourire, son regard a fait des allées et venues de mes épaules jusqu'à mes pieds, et je me suis sentie nue, bête, atrocement petite, avec ce bout de coton rouge qui ne cachait plus rien, et mon invitation à désirer autre chose. Bienheureuse enfant.

C'est probablement dans les tâches les plus journalières, et périphériques -se laver les dents, ingérer la nourriture, l'éliminer, servir un verre d'eau- que nous nous éloignons le plus de ce que nous sommes vraiment, et que nous nous mettons à ressembler à tout le monde, qu'entre madame Michu et moi finalement c'est du pareil au même. Si seulement j'avais un talent -on n'est vraiment soi que dans l'exercice de son talent, on ne coïncide jamais autant avec soi que dans ces moments-là, le violoniste la tête appuyée contre le bois de son instrument, le regard fixe sur la partition, le violoniste qui joue, seul.

Au fond j'ai eu une certaine morgue à ravaler le dégoût, à lancer plutôt, avec un aplomb formidable, un "Nan parce que j'ai du jus d'oranges aussi", mais lui ce con il n'a rien dit, rien du tout, il me regardait, lui Herr von Dorsday et moi Fraülein Else, il s'en foutait au fond de mon jus d'oranges, un silence de plomb, au moins aussi lourd et aussi froid, loin de mes oranges de Floride et de mes palmiers sous le soleil. Et à mon aplomb formidable le sien a répliqué, l'air de rien, "on va prendre un café?".

Dire oui, c'était accepter une tâche journalière de plus, boire un café, payer l'addition, dire merci-bonne-journée-au-revoir, tomber dans la banalité du désir, du désir d'un homme dans un café. Laisser un numéro, un faux éventuellement, se quitter sur des amabilités quelconques, se forcer le sourire un peu, et remonter l'escalier, sortir les clés, appuyer sur l'interrupteur. J'ai dit non, et j'ai refermé gentiment la porte sur ses clés à molette. Après tout, j'étais en chemise de nuit.

[Godspeed You Black Emperor - Storm.]

vendredi 15 juin 2007

Lost in the Supermarket

Dernier jour de cours hier à Sciences Po. Je m'en réjouirais presque s'il n'y avait pas les partiels qui commençaient demain. Je me gave d'annales de DSK pour colmater la brêche. "Faut-il renoncer au libre-échange?", c'est ce qui est tombé l'an dernier. "Beau sujet", dirait papa. Il n'y a de beaux sujets que pour ceux qui n'ont pas à les passer. Papa. Depuis combien de temps ne lui ai-je pas parlé?

Les grands départs approchent. Celui de mon ange au Chili. Deux mois. On ne se verra pas à son retour. Il nous reste deux semaines ensemble. Deux malheureuses semaines, avant un an et quelques de séparation. Et on me demande comment je vais.

Mon départ pour Budapest, à la rentrée. Je suis partagée entre un désir ardent de quitter Saint-Germain-des-Prés pour un an, Sciences Po, les fiches techniques et les exposés en dix minutes, deux parties deux sous-parties ...et le regret d'avoir bondi sur un stage trop tôt, dans l'exaltation d'avoir été prise quelque part. Un stage bien, certes, dans un domaine que j'aime, beaucoup. Mais les meilleurs arrivent maintenant, et je les vois me passer sous le nez, un à un. Une opportunité à Los Angeles notamment, avec un joli rôle de promotion du cinéma français dans le paysage audiovisuel américain, en relation avec distributeurs, studios et compagnie. Le rêve. Et moi qui pars m'enfermer dans ce qui se fait de plus franco-français en matière d'administration. Je reviendrai avec quelques mots de hongrois, et je verrai mes amis revenir de UCLA, Berkeley ou Columbia avec la mention bilingue sur leur CV. Le sacro-saint "Anglais niveau 5" à Sciences Po.

J'aurais aimé partir loin, à l'autre bout du monde, histoire d'empêcher toute possibilité de retour en France pendant un an, de larguer les amarres pour de vrai, de me plonger dans autre chose, quelque chose de fondamentalement inconnu. Pékin. Tokyo. Bombay. Buenos Aires. Pour maximiser mes chances, il aurait fallu choisir de partir en université. Je ne voulais pas. Je ne suis pas faite pour les études. C'est un peu indécent de dire ça, quand on sort de Louis le Grand, qu'on est à Sciences Po, et qu'on regarde l'ENA, ou Normale, ou HEC, non plus comme des hautes sphères inaccessibles, parfaitement opaques à nous-mêmes, mais comme des possibilités. Des trucs envisageables, sûrement pas à portée de main, mais envisageables.

Drôle de bulle. Bien sûr que je sors, que je change d'air, que je rencontre des gens nouveaux. Ils sont à Henri-IV, Normale, HEC, Oxford, Cambridge ou Columbia. Je disais changer d'air...?

Quand je rentre à Lille et que je prends le tram avec ma valise à roulettes, le choc est toujours aussi brutal, inouï. Il existe des gens, nés en France de parents français, qui ne savent pas parler français. Des gens qui ont pour seul horizon culturel les news Orange qui tombent sur leur portable. Des gens qui m'adressent la parole et que, parfois, je n'arrive même pas à comprendre. Le genre de moments où je me sens atrocement mal, parce que je prends conscience que je ne les connais pas, que ma bulle n'a jamais été en contact avec la leur, et qu'elle ne le sera probablement jamais. J'aurai vécu toute une vie dans une sphère de coton, entourée d'hommes fins et distingués qui parleront de la première de la Traviata à Garnier ou de la médiocrité du dernier Beigbeder. Et je m'en satisferai.

Parfois, lors des courses à Auchan, je croiserai des ados moulés dans des t-shirts à virgule, je leur jetterai des coups d'oeil curieux, pas inquiets mais curieux, pendant l'attente aux caisses. Je me dirai, c'est formidable, ce brassage des cultures, ces barrières sociales qui tombent sous les roues du caddie universel, et je réglerai mes tofus au soja le sourire aux lèvres. Et l'on se sera croisés et ignorés, réunis provisoirement dans un même culte -le temple des désirs et des besoins. Après la prière commune, chacun retournera dans son petit monde, soigneusement cloîtré et protégé derrière des frontières tacites. Jusqu’à la prochaine excursion au supermarché.

[The Clash - London Calling.]

jeudi 14 juin 2007

Et Arlette se contentait de hoché la tête.

"Ecoute, je ne suis pas pris, voilà, je ne suis pas pris".

33ème. L'âge du Christ. 33ème et 1er recalé. 33ème, comme moi, il y a tout pile un an.

Il me l'a dit au téléphone en plein pendant mon cours, normalement je ne décroche jamais, mais là j'ai dit, "désolée c'est urgent", et A. a recapuchonné son stylo.

Après j'ai raccroché, et j'ai pris le cahier d'A., à la page de la dictée. "Et Arlette se contentait de hoché la tête, (...)". "Hoché", comment ça, "hoché"? Je lui ai dit tout haut. "Non mais tu peux me donner la nature de "de"? C'est quoi, "de"? Bah oui, une préposition, bien sûr que c'est une préposition! Mais alors, bon sang, pourquoi est-ce que tu me mets un participe passé, avec ce hoché en? Ca fait combien de milliards de fois que tu me dis toi-même qu'après une préposition, le verbe est forcément à l'infinitif? Hein?". Il a eu l'air encore plus désolé que moi de ce "hoché" et de cet aigu qui aurait mieux fait d'aller voir ailleurs. Et moi, je me suis sentie un peu stupide, tout d'un coup, dans ma position de prof aigrie et déblatérante.

"Pardon, je m'emporte pour rien. On va reprendre ça à deux. Regarde, prends ton "hoché", là, et remplace-le par un verbe du troisième groupe. Tiens, mordre, par exemple."

Et Arlette se contentait de mordre la tête. 33ème bordel, 33ème! L'âge du Christ.

Moi il y a un an.

[George Baker - Little Green Bag.]

mercredi 13 juin 2007

Hola, Chicas de Paris

"Ca sent le phoque" - c'est la première chose qu'on s'est dite en rentrant dans le dortoir de l'auberge, essences viriles et opaques du mâle ensommeillé, un coup de massue en pleine face. Ca sent le phoque. Le temps pour nos yeux de s'habituer à la pénombre, on a identifié le phoque, aka la source des essences: un volume sous un drap, en haut du lit superposé, une tête blonde qui remue à peine face à notre arrivée tonitruante. Quelques heures plus tard, il s'appellera Jonathan, Etats-Unis, 19 ans. Il sera en caleçon devant moi, ou planqué dans un escalier pour embrasser A-C. une nuit où il aura fait trop chaud.

Il y aura ces nuits en boîte aussi, des nuits à remuer du déhanché sur des remix étranges, à lorgner les gogo danceuses ou les paillettes du travesti sur le podium. Ces nuits où je me sentais un peu pataude, à repousser sans cesse des mains baladeuses, des lèvres encombrantes, des braguettes qui se frottaient à mon jeans sans lui demander son avis. Parfois, dans ce grand bain de chaleur, de décibels et de proximité forcée, un peu de dégoût, un peu de fatigue -alors on sortait prendre l'air un peu, ou plonger ses mains dans le sable sur la plage. Le ressac de la mer, et Benny Benassi dans le fond. Satisfaction.

La plage. La plage où G. s'est fait voler son sac le premier soir, au petit matin -sortie de boîte difficile. Dedans, passeport, argent, portable. Quart d'heure de désolation générale avec les autres, ah quand même c'est idiot. Mais la dernière fois que t'avais ton sac G., c'était où? Et t'es sûre de ne pas l'avoir perdu là quelque part? T'as bien regardé? C'était où exactement sur la plage? Et y avait beaucoup d'argent dedans? Après s'être bien désolé, ça s'est fini dans l'eau, bain de minuit pour tous histoire de noyer le chagrin. Je continue à râtisser la plage. G. aussi. On interroge les types louches, on fouille les poubelles, longues allées et venues sur le sable, jambes fatiguées, yeux qui se ferment, et les cris des autres, dans l'eau. Si vous voulez voir de la fesse, c'est maintenant!

Après le soleil a commencé à se lever, les fesses à se dévoiler, c'était le jour qui tombait sur les faces trop maquillées et les mini-jupes sur le sable. G. et moi, on est parties au commissariat, à pied, en silence. Une heure à marcher en silence. G. a dormi un peu dans la salle d'attente, et puis on nous a fait remplir des papiers. Elles avaient quelle valeur, tes lunettes? Quelle marque? Quel modèle, ton téléphone? A la fin, on se relayait, elle répondait à mes questions, et je transcrivais sur les formulaires. On est rentrées à l'auberge à l'heure du petit-déjeuner. Dodo.

Au réveil, chaque matin, il y avait la surprise du qui-dormirait-à-côté-de-nous. Au fil des nuits, on a vu des Américains solitaires partis pour un tour d'Europe, ou un couple de Brésiliens angoissés à l'idée de visiter Paris ("Is that true that Parisians don't speak English to foreigners, just because they want you to speak French?"), ou des anonymes sans langue ni visage. Au réveil, il y avait aussi les exclamations d'A-C devant la fenêtre. Il fait cheum' sa mère la pute! Ou de G., devant un joli haut d'A-C: Bâtaaaard. J'le veux. De quoi me tirer du sommeil avec le sourire.

Le sourire encore dans les rues, les odeurs des tapas, sardines marinées, tomates séchées, piments à l'huile. A-C qui parle trop fort sur la rambla, "Non mais vraiment, j'appréhende le jour où j'me retrouverai face à un pénis non-circoncis!". Une passante se retourne, la bouche en coeur, et l'éclat de rire pendu aux lèvres. Les étals des marchés avec des couleurs qui sautent au visage et font déteindre les Polaroïds. Je me serais bien fait de grandes orgies de soles et de légumes grillés, mais je n'avais plus un sou dans le porte-monnaie, déjà assez mince pour moi toute seule, mais carrément sous-nourri pour entretenir G. et moi, deux filles en goguette en Espagne pour quatre jours. Faire ma pute? Je n'avais même plus de quoi m'acheter un string. Diète forcée, donc. Au fond, ça ajoutait du piquant à l'histoire: on découvre tellement mieux Barcelone quand on n'a plus que trois euros en poche.

Quatre jours plongée dans un grand bain d'insouciance intellectuelle. Raymond Aron est resté au fond de ma valise. Ca fait un bien fou, parfois.

[Louis Armstrong - As Time Goes By]

dimanche 10 juin 2007

Il advint qu'un beau soir l'univers se brisa

Ca avait bien commencé, j'avais retrouvé E., H., Jo., et Cha., et tout le monde en fait. Ca se passait dans les mêmes salles que l'an dernier, une première pour le buffet, une deuxième pour la piste de danse, une troisième semi-clandestine pour les bouteilles d'alcool. Il y avait mon prof de philo aussi, que je me suis attachée à fuir comme la peste. J'ai le pardon difficile.

C'était un peu étrange, parce que j'aurais voulu être parfaitement semblable à eux, jeter Sciences Po par la fenêtre, et être en attente d'oraux, moi aussi. J'aurais voulu passer les écrits, comme eux -d'ailleurs c'est un peu comme si je les avais passés au fond, j'étais peut-être aussi angoissée qu'eux la veille de l'histoire, le ventre noué, comme le jour du conseil de classe, en juin dernier. Il y a un an, tout pile.

Là c'était toute mon hypokhâgne qui me fouettait le visage, avec les sourires des majors, les étreintes entre internes, les yeux rieurs de la 33ème ex aequo. Et moi qui flottais un peu, près des jus de fruits. Après E. m'a pris la main, "on va danser...?", je l'ai suivie jusqu'à la deuxième salle, et là j'ai vu mon ange, mon ange qui dansait, et une fille en face, ils se regardaient tous les deux, avec les visages baissés de ceux qui ne doutent pas, lui a posé sa main sur ses hanches, ses hanches à elle, et E. a dû dire quelque chose comme, "...quoi, tu ne viens pas?". Non, finalement non, je ne venais pas, je n'avais pas très envie de danser là tout de suite, après peut-être, mais là non, la musique vraiment non, pas trop mon truc, quand ils mettront un rock peut-être...? Et je suis partie, parce que finalement parler avec A. et L. est bien plus intéressant. Ils ne posent pas de main sur les hanches, eux. On est allés dans la troisième salle se servir une vodka. Ja. est arrivée à ce moment-là, on s'est saluées même. C'est incroyable ce que je l'apprécie depuis qu'elle a quitté mon ange.

C'est lui qui a fini par m'aborder tandis que j'étais avec Cha. et H. Ils sont partis aussi sec. H. me dit "ton ami", façon de me rappeler qu'il ne sera jamais le sien. Une question d'incompatibilité fondamentale, probablement. Il faudra un jour que l'on m'explique comment je peux à la fois me sentir si proche d'H. et m'enticher de son antithèse. Bref, il a fini par m'aborder, et on a parlé, un peu. C'était bien, comme à chaque fois qu'on parle, lui et moi. Il a voulu s'allumer une cigarette, mais son Zippo ne marchait pas, il faisait rouler la pierre avec le pouce, et une ridicule flammèche pointait le bout du nez pour avorter aussitôt, une fois, deux fois, trois fois... J'ai fini par lui sortir mon briquet.

Sur le coup j'ai pensé, c'est un peu ça, notre histoire, ce Zippo avec ses ridicules flammèches qui naissent pour s'éteindre aussi sec, et quand bien même on y mettrait toute la bonne volonté du monde, les flammèches, goguenardes, disparaîtront aussi vite qu'elles nous seront apparues. Alors on prend un autre briquet, et on fume une cigarette.

Après il m'a présenté ses amis, il y en a un qui a dit, "T'es en khâgne alors? Ah non... Vous êtes ensemble hein?". Silence pesant. Il a repris, "...oui, vous êtes ensemble?". Comment te dire, ...non? Oui, voilà, non. Non, on n'est pas ensemble. On ne sera jamais ensemble. Et sinon, ça va?

Il est parti, un peu après minuit. Je me suis répandue en effusions et en regards suppliants, comme d'habitude. Je me méprise de toutes mes forces quand je me vois comme ça face à lui. Ma façon de le fixer comme on fixerait Dieu le Père, et de lui arracher des promesses qu'il ne tiendra pas, des compliments qu'il ne pense pas. Une tragédienne grotesque, tout juste bonne à jouer dans le Dallas post-déjeuner, pour bercer le papi. Il a fini par quitter le lycée, et je suis allée tocquer chez E., à l'internat, pour remonter un peu dans mon estime. H. et Cha. étaient assis sur son bureau, Jo. contre le placard, et j'ai bu un grand verre d'eau, histoire de penser à autre chose. C'était bien.

[The Doors - Gloria.]

mardi 29 mai 2007

Coup de vieux.

J'ai pris un coup de vieux tout à l'heure, comme ça, en pleine face. J'étais en train de détailler les subtilités de la proposition subordonnée relative à A., 11 ans, quand il m'a lancé un assassin "...ça existait déjà, les élastiques, à ton époque?". Profonde et douloureuse angoisse. "A ton époque"...? J'ai dit oui. J'ai ajouté, doucement, très poliment surtout, "Tu sais, mon époque, c'est aussi un peu la tienne". Le petit bout d'être de 11 ans, petit corps étranger, cloisonné, parfaitement étanche à "mon époque", a froncé les sourcils.

En octobre, il me vouvoyait et m'appelait madame. Pour Petit Bout d'Etre, je reste une Madame d'un temps ancien, un dinosaure de la grammaire élevé au Bled, au Bescherelle et au vieux velours. Huit ans nous séparent: autant dire un siècle.

Sur le chemin du retour, j'ai repensé à la publicité personnalisée que j'ai reçue la semaine dernière. Un antirides. On voulait me vendre, à moi, moi personnellement, un antirides. J'ai repensé au coup de fil de mon père il y a deux semaines, aussi. Il me disait qu'il se pouvait tout à fait que l'on me demande en mariage "dans deux ou trois ans". Moi, mariée, dans deux ou trois ans! Mariée avec trois boutons d'acné sur le front!

Autant vous dire que chaque minute qui passe m'accable un peu plus. Je me suis regardée dans ma glace en pied, tout à l'heure. J'ai un cheveu blanc au-dessus de l'oreille droite.

[The Stooges - I Wanna Be Your Dog.]

dimanche 27 mai 2007

The Air Is On Fire


Expo Lynch hier, à la fondation Cartier. Des dizaines de dessins d'un Miro devenu fou, des dessins sur des post-it, des boîtes d'allumettes, des serviettes en papier. Avec dessus, toujours les mêmes formes géométriques imbriquées les unes dans les autres, des visages difformes, crânes protubérants et traits surgis de nulle part. On se promène de l'un à l'autre, un peu plus stupéfié à chaque pas. On se promène dans un vague décor d'usine désaffectée, avec coins morts, structures métalliques apparentes et partout le même gris anthracite. On pourrait se croire dans Inland Empire, quelque part sur le plateau de cinéma d'une bâtisse anonyme de Los Angeles où commence le tournage de On High Blue Tomorrows. C'est probablement le but du commissaire de l'exposition, vous me direz. N'empêche. C'est sacrément efficace.


Il y a des tableaux aussi, des tableaux avec toujours la même violence contenue, des coups de poing qui avancent masqués, des crimes en devenir. On y voit des personnages à taille humaine, visages à peine esquissés à gros coups de peinture à huile, de glaise et de chewing-gum (!), qui s'observent. Sur l'un, un homme, couteau à la main, demande à une jeune femme affalée sur un canapé, jupe et culotte baissées, sexe et seins apparents, "Do you want to know what I really think?". Au-dessus d'un ovale cireux -la tête de la jeune femme, donc-, une bulle, et deux lettres en capitale: "NO". Des corps nus, difformes, reprises de photos érotiques du XIXème, et retouchées, le temps d'ajouter un pénis sur un sexe féminin, de flouter les visages, de tordre les corps. Des corps mourants aussi, comme sur une autre de ces fresques, avec cet homme en costume, bien campé sur ses deux jambes droites et verticales, les bras écartés, un Christ des temps modernes. Un flot de sang jaillit de son coeur, avec un long boyau jaunâtre. C'est écrit "Spirit" dessus. En haut, la légende: "This man was shot 0.9502 seconds ago". Il y a du Bacon chez Lynch, avec ces mêmes couleurs ocres et rouge sombre, ces mêmes formes inquiétantes, visages tordus et grimaçants.



De l'humour enfin. Comme sur ces courts-métrages grotesques où un homme hirsute -un petit rond pour le visage, quelques traits pour la barbe de trois jours et les cheveux, un gros rond pour le ventre, des bâtons pour les jambes et les bras- expulse un marteau coincé entre ses fesses en faisant de gigantesques prouts. Du dessin animé d'adolescent goguenard. Comme sur ce portrait de Lynch au sous-sol, où sous les rides façon vieil artiste tourmenté, il y a cette lueur malicieuse qui déborde au coin de l'oeil. Sacré Lynch.

[Death in Vegas - Dirge.]

samedi 26 mai 2007

Kyrie Eleison.

Ils m'agacent, ces gens fifty-fifty, moitié bonne conscience moitié bon confort. Ca va à la messe le dimanche, ça hoche la tête lors du sermon sur les unions illégitimes, ça ferme les yeux avec toute la ferveur de son petit coeur quand la prière universelle s'adresse à toutes les vierges de l'assemblée. Seigneur, écoute nos prières, exauce tes enfants. Jamais avant le mariage, promis juré craché, croix de bois croix de fer, si je mens...

Amateurs de vertu.

C'est donc ça, croire en Dieu aujourd'hui? Se plier à quelques règles du ne-pas, passer une heure à l'Eglise quand on a le temps, et poser un ex voto quand on a eu son bac? Saluer Madame Michu sur le parvis, à la sortie?

Seigneur, je ne les aime plus trop, les hommes que tu as faits à ton image. Parfois je voudrais les fuir pour me rapprocher de toi. Est-ce que c'est un péché, ça? Quelle gravité alors? Plutôt mortel ou plutôt véniel, le péché? Combien de confiteor pour me racheter?

Je voudrais être entière, droite et forte. L'Eglise me dit "tu as fauté". Mes parents me disent "tu as fauté". On réclame du remords à corps et à cris, un os à ronger pour noyer l'amertume. Je ne veux pas de remords. Juste des bisous dans le cou, un, deux, trois, trois endroits différents. Un amour aussi entier que l'amour du Christ, au fond. Ce n'est pas pécher, ça.

[The Animals - The House of The Rising Sun.]

mardi 22 mai 2007

J'ai la confession qui m'étrangle la pipe

Il est de ces cercles où dire "ça ne va pas" est certainement aussi indécent que de porter un pantalon taille basse avec un string. Une faute de goût, en somme.

On dit "ça va" alors, on ajoute même un "et toi?" dans la foulée pour se plier à l'usage, avant de filer bien vite parce que pour la réponse on n'a pas le temps, un exposé sur le feu, un maître de conf' qui va râler, une vie entière qui attend, là-bas, d'autres gens, d'autres "salut ça va", partout les mêmes sourires vernis, on est entre gens bien.

On dit "ça va" avant de marcher bien vite vers son chez soi, pour ne pas avoir à travailler la séduction encore un peu, et se regarder le faciès en face dans la glace en pied, enfin. Le vrai alors, sans le sourire affable, sans les éclats de rire au fond de la gorge. Loin de cette énervante atmosphère de beurre fondu, devant la glace en pied, il a perdu un peu de sa superbe, le faciès. Il est un peu cireux au fond. Un peu cerné aussi. Mal ficelé, quoi.

Devant la glace en pied c'est ce grand morceau de corps tout entier qui se rebiffe, avec cors et trompettes, cris de la chair révoltée et tout le tintouin. Le corps qui tout le jour durant a offert sa sensualité comme un bonbon, vas-y chaland c'est tout gratis, aujourd'hui on brade les meubles. Ce soir le corps dit non. Sans trop savoir pourquoi, dans un grand effondrement de chair et de trémolos, ce soir le corps dit non.

[Wax Tailor - I don't know.]

jeudi 17 mai 2007

On peut se voir samedi soir?

Jeune fille bien sous tous rapports:

Tu es libre samedi soir? On peut dîner ensemble si tu veux. Invite ta nouvelle amie: je serai ravie de la rencontrer. On rentrera tôt, promis. Et puis je récupérerai les quelques dernières affaires que tu dois encore avoir chez toi. Faudrait qu'on parle un peu tous les deux, un de ces jours. Tu sais à quel point je tiens à toi. Combien je serais triste de couper les ponts pour une histoire aussi idiote. Réponds-moi vite, my dear.

Bridget Jones:

Sauve-moi la vie, et dis-moi que t'as retrouvé une culotte bleue avec mes initiales brodées sur le devant quelque part chez toi. C'est maman qui me l'a offerte à Noël, une horreur étiquetée DMC, et elle est très étonnée de ne pas la trouver dans mon linge sale. Je ne peux pas passer la prendre avant samedi, je suis horrible en ce moment, des boutons gros comme ça et le teint de Jésus sur son linceul. D'ici samedi soir j'aurai arrangé ça. Dis-moi que tu seras chez toi, et que l'autre blondasse sera pas là, ou je hurle, et tu sais très bien que hurler, ça me met les nerfs en pelote, et que les nerfs en pelote, c'est pas bon pour mon teint.

Je-peux-très-bien-me-passer-de-toi:

Puisque tu n'as pas l'air décidé à me rendre mes dernières affaires, je passerai les récupérer samedi soir. Je me doute que tu es très pris en ce moment (au fait, comment s'appelle la dernière en date?), mais débrouille-toi pour que ce soit prêt quand j'arriverai, je passerai en coup de vent. Ta mère a appelé, t'as laissé la cuisine dans un état épouvantable, elle était furax. La prochaine fois, pense à supprimer mon numéro de son répertoire. Du tien aussi, d'ailleurs.

Coeur brisé:

Allez, quoi, mon Ange, laisse-moi venir samedi, je ne dirai rien, promis je ne dirai rien, je me terrerai là dans un coin et je ne dirai rien, et quand on te demandera "C'est qui celle-là?", tu pourras dire "Nan, rien, personne", je me ferai petite, toute petite, un rien en devenir. Puis quand l'autre arrivera avec sa fierté de nouvelle propriétaire, je m'éclipserai discrètement, discrètement entre deux murs, et en te quittant je te frôlerai à peine, l'ombre de ton ombre, l'ombre de ta main, l'ombre de ton chien, comme dans la chanson tu sais? Allez, quoi, mon Ange.

NB: Toute ressemblance avec des personnages existant ou ayant existé serait fortuite et indépendante de la volonté de l'auteur.

[Billie Holiday - My man]

mardi 15 mai 2007

Oh je voudrais tant que tu te souviennes

Un joli minois de gosse, bouche ouverte, même qu'il grimace parfois. Il fronce les sourcils, et il se recroqueville sous sa couette. Il grommelle aussi, des gromeuleumeuleu incompréhensibles, à mi-chemin entre le gazouillement et la râlerie. Je le regarde dormir, je pourrais passer ma vie à le regarder dormir. Un enfant.

Y a le côté pré-ado aussi, je le connais moins celui-là.
Il paraît que parfois, la nuit, lui et T., ils vont sonner à toutes les portes d'un immeuble, et qu'ils s'enfuient en courant après. Ils boivent aussi, mal et trop vite. Ils se sont mis à fumer, à faire semblant au début, et puis moins. Toujours le même paquet, clopes insipides et pas chères. "T'es pitoyable", je lui dis. Il s'en fout. Il a 18 ans et il s'en fout.

Il porte une veste noire depuis peu, assortie à ses imitations de Churchs, et des vraies chemises d'homme aussi. Ca le vieillit. Ca tombe bien, c'est l'effet recherché. Quand je le vois dans la rue sans mes lunettes, j'attends le dernier moment pour lui sourire, histoire de pas me retrouver à faire de la lèche à un quarantenaire bien sapé qui guetterait de la minette sur le chemin du retour. Et quand je retrouve ce minois, ces yeux bleus qui pétillent, cet air vaguement railleur, "bon on fait quoi?", à ce moment-là seulement, je le décoche, mon sourire.

Il a la tête de ceux qu'on ne contrôle jamais dans le métro, de ceux qui passeront tous les portails automatiques sans jamais avoir à sortir les papiers. Une gueule d'ange en fait. Une gueule d'ange à qui on pardonne tout. Les retards, les absences, les nonchalances. Sa tare à lui c'est de ne pas pouvoir rester célibataire plus de deux heures, la raison il m'a dit, la raison c'est qu'il aime trop les filles. Est-ce qu'on peut en vouloir à une gueule d'ange qui vous dit qu'il a trop d'amour à revendre? Est-ce qu'on peut en vouloir à une gueule d'ange de se planter de cible, de perdre son temps, de voguer à droite à gauche pour butiner de l'amour par-ci par-là? Est-ce qu'on peut en vouloir à une gueule d'ange de 18 ans?

Gueule d'Ange parle, aussi. Une jactance réfléchie et sans fin, des points d'interrogation qui ne trouvent pas de chute, Gueule d'Ange a un avis sur tout. On a le même souvent, parce qu'on a lu les mêmes livres, et les mêmes articles du Monde. On tombe généralement d'accord sur le fait que nous vivons dans un monde cruel et immoral où Francis Kuntz est roi. On s'engueule aussi, à cause de mes principes archi rétros. Non, une femme ne fume pas dans la rue, c'est vulgaire. Non, on ne lit pas à table, range ça. On s'engueule parce qu'il n'a pas mes codes du bien-parler. Il est joli, ton chemisier, j'aime bien la matière, c'est de la toile? Ouais c'est ça, de la toile de jute abruti, la même que pour les sacs à patates, j'suis restée nature comme fille en fait. Oui, il est vraiment joli, j'aime bien le côté fripé. Froncé, jeune homme, on dit froncé.

Je l'écoute parler comme je le regarde dormir. Ca me fascine. Autant de contradictions dans un seul homme, les pires mensonges et puis cette sincérité qui claque tantôt, autant de valeurs morales et de principes pervertis à la fois. Autant de douceur. On se ressemble un peu.

Avant je pensais qu'on allait se marier lui et moi, qu'on allait même avoir des gosses qui sait, des vrais qui auraient cassé les vases du salon et ri en mettant la main dans l'assiette de pâtes alphabets. Peut-être même qu'il aurait pris un congé pour l'élever, cette marmaille délicieusement vivante et malléable ad lib'. On serait partis en vacances, ou juste en week-end à cause du boulot. Un week-end à Londres, en amoureux alors. Les enfants à bonne-maman, on les aurait récupérés le dimanche soir. Ils grandiraient entre les livres et les CDs de rock de papa. On aurait été heureux en fait.

Bientôt j'apprendrai à ne plus me rouler par terre quand il ne m'aura plus donné de nouvelles pendant x semaines et qu'il ressurgira du jour au lendemain avec un "J'arrive chez toi à minuit ça te va?". Ces soirs-là je minaude un peu, c'est lui qui m'a appris. Mais bien sûr que ça me va, ça me va toujours. Il le sait. Où tu veux quand tu veux, mon Ange.

[Nina Simone - Ne me quitte pas.]