Obscène sans moustache

mercredi 29 août 2007

J'ai 19 ans et je ne veux pas finir vieille fille.

On l’a raccompagnée chez elle, il y avait un oiseau mort sur le perron, et personne à l’accueil. Elle habite ‘Allée de l’Amitié', c’est le long couloir du bout, le crème et jaune pastel avec une barre métallique au mur, pour la touche de modernisme. Il faudrait rajouter quelques reproductions impressionnistes tous les trois mètres, et l’Allée de l’Amitié serait aussi pimpante qu’un couloir d’hôpital. Sur les portes des appartements, les étiquettes des noms changent avec la régularité d’un métronome. Quand un carré blanc fauche Monsieur Duchemolle, elle s’arrête, et rit un peu – « oh ! encore un ! ». Dimanche, aux intentions de prière, on pensera bien fort à Duchemolle.

Avant de la quitter, dans le jardin, je lui ai dit, j'ai 19 ans et je ne veux pas finir vieille fille. Je lui ai dit que j'angoissais sévère, la faute au tic-tac de l'horloge biologique, parce qu'à 35 ans la fertilité diminue de moitié, puis c'est moins 10% tous les ans, et ça, ça fait peur. Je lui ai dit, je veux des enfants, j'ai des idées de prénoms plein la tête, il y aurait Paul, Eugène, Suzanne, et Benjamine. Et le papa? Justement, y a pas de papa. Je le cherche encore. Avec Victorine on se disait qu'au fond, le seul homme qui serait fichu de nous aimer toute une vie, c'est notre père. Point barre.

Alors Bonne-Maman m'a dit un de ses secrets, le genre de vérités éternelles qu'on se transmet entre femmes, dans des chuchotis délicieux de fins d'après-midi. Elle a pris les feuilles de menthe sur le bord de son assiette, la menthe du jardin dont maman est si fière, et devant moi, elle les a glissées dans son soutien-gorge. Elle m'a dit, tu vois, ça, ça fait de moi une femme voluptueuse. Le soir, quand on se déshabille et que l'odeur de la menthe envahit la chambre, on devient une femme voluptueuse.

Je l'ai raccompagnée Allée de l'Amitié, et en rentrant, j'ai glissé des feuilles de menthe dans mon soutien-gorge, juste pour moi, pour moi toute seule, pour me savoir voluptueuse, et m'endormir avec ce secret, cette délicieuse satisfaction, partagée entre moi et moi-même.

[Ismaël Lô - Tajabone.]

dimanche 8 juillet 2007

Phatique toi-même.

Jeudi soir, j'étais à Lille, rue de Paris, et là, vlan, une furieuse envie de steak tartare m'a prise aux tripes. Heureusement j'étais avec mes parents, et près d'un Hippopotamus, donc en un rien de temps on s'est retrouvés tout soulagés à une table près de la fenêtre avec vue sur la Pharmacie de France, des odeurs de viande rouge et un menu dans les mains. C'est bien, l'Hippopotamus, le seul endroit à Lille où tu peux demander un tartare de charolais aller-retour sans que l'on te jette un regard perplexe, presque méfiant parfois, avec les serveurs les plus retors.

On nous a servis, j'étais heureuse, ça dégoulinait de rouge dans mon assiette, ils avaient même pensé à la Worcestershire Sauce et au Tabasco, c'était comme un Noël avec des flocons, une vraie carte postale du tartare idéal. Ca m'a mis le cabri dans le sang, et j'ai lentement ausculté l'assiette, humé, admiré, caressé du regard les câpres incorporées à la chair, et l'oignon, et tout le reste.

Et puis nos voisins de table sont arrivés. Une femme, la quarantaine bien tapée, assez insignifiante -ni belle ni laide, taille moyenne, tenue ordinairement sombre, un peu terne en fait, cheveux mi-longs, teints probablement, ou même pas, d'une couleur improbable alors, naturellement à cheval entre l'auburn et un brun de selle de cheval. Son petit garçon, une dizaine d'années, et au moins aussi banal. Et une femme, pas de la famille visiblement, sensiblement plus vieille, grosses lunettes aux verres fumés, longs cheveux gris déjà rares, la promesse d'une calvitie prochaine et des permanentes chez le coiffeur tous les samedis.

A eux trois, jargonnant, une succession des clichés à en faire pâlir un concierge. Un condensé de vérités premières, de ces truismes que l'on lâche les jours de pluie, entre le fromage et le dessert, avant de sortir les cinq cents photos des dernières vacances sur la Côte. Mange tes carottes, c'est bon pour le teint. L'important, pour une valise, c'est qu' ça roule! Ah l'été, c'que c'est bien quand i' fait beau. Au lycée, en français, j'avais découvert avec ravissement que des savants normaliens avaient étudié le phénomène, soupesé les tournures, posé des mots sur la maladie -la fonction phatique du langage. Ils ont écouté leurs voisins de table à l'Hippopotamus, et ils ont pondu un concept. Admirables normaliens.

Vieille madame aux cheveux gris: "Y a des gauchers, par chez vous?"
Madame à la quarantaine bien tapée: "Nan."
Vieille madame aux cheveux gris: "Parce qu'à c'qu'i' paraît, les gauchers, i' sont plus intelligents."

Et le petit garçon, toute ouïe, buvait comme du petit lait ce flot de jactances ordinaires, se plongeait avec délice dans le grand bain de la bêtise universelle, absorbait tout cela comme une éponge, en mâchant le steak-frites. Et entre le tartare de charolais et la faisselle aux fruits rouges, on ose me parler d'égalité des chances.

***

Oh, et puis c'est fini, avec mon ange. Il ne faudra plus que je parle de lui, maintenant.

[The Doors - The Spy.]

lundi 2 juillet 2007

Pourquoi faut-il que les hommes s'ennuient

Je suis allée voir la Gay Pride samedi. Mes parents étaient à Paris pour deux jours, ils ont dit, oh aujourd'hui c'est la Gay Pride, il y a aura des spécimens, allons voir les spécimens, donc on est allés ensemble sur le boulevard Saint-Michel et on a regardé les spécimens. Mes parents étaient tout sourire devant les chars, papa a couru après celui de l'UMP pour avoir un préservatif étiqueté GayLib, maman a ri, les gens faisaient des oooh, et des aaah, en remuant un peu du derrière quand il le fallait.

Moi je me sentais mal à l'aise. C'est con hein, mais je me sentais mal à l'aise. La vague impression d'être une spectatrice illégitime devant quelque chose d'assez absurde. J'ai essayé de me dire, allez, c'est la marche des fiertés quoi, fais pas ton hétéro coincée, remue-toi un peu, fais-le pour tes amis homos & bi au moins. Après je me suis dit que même mes amis homos & bi ne pouvaient pas se reconnaître dans ces corps tout de muscles et de huile de massage revêtus. Je me sentais mal, parce que j'étais venue voir une manifestation pour l'égalité des droits pour tous, et que je me retrouvais devant des hommes en string qui dansaient sur des camions en nous lançant des capotes comme d'autres lanceraient des cacahuètes. Ca m'a fait penser aux freaks dans Elephant Man, sauf que là, on se retrouvait entre adultes libres et consentants. Avec le Tout Paris en guise de l'ancienne bonne société victorienne. Bref: j'étais gênée.

Gênée comme quand je vois ces orgies qui se font entre Sciences-Poteux. Ca se retrouve dans la maison de campagne de l'un ou de l'autre, en groupe, et ça reste là pendant deux-trois jours. Ca se prend en photo. Parfois des centaines de photos. Des photos du manoir, de la piscine, de la forêt, de filles en bikini. On fait le tour de la propriété. Et puis ça boit. Ca boit tout nu dans la piscine, et ça jette les bouteilles dans le bassin. Ca prend en photo les sexes qui pendouillent, c'est bête un sexe au fond, une sorte d'excroissance corporelle, pas très jolie finalement, on a presque envie de retirer tout ça, pour faire place nette. Mais ce ne sont pas tant les corps nus qui me choquent; ce qui me choque, ce sont les 360 oeufs que l'on a achetés, pour la bataille dans la forêt. Plus la farine, et les litres de rosé. Ca se prend en photo en train de se canarder d'oeufs et de s'asperger de rosé, avant d'aller se rincer dans la piscine.

Bientôt ça sera Monsieur le Député ou Madame la Sénatrice.

Ce sont des réflexes de grands-mères qui ont vécu la guerre sans doute, mais je n'ai jamais supporté de voir de la nourriture finir ailleurs que dans un ventre. On m'a appris à finir mon assiette, à ne pas jeter des yaourts périmés, à "accommoder" les restes. Un condensé des valeurs de toute la petite bourgeoisie du Nord des années 50, crise du textile oblige. Y a pas d'petits profits.

Dans son Abécédaire, Deleuze parle, à la lettre R comme Résistance, d'un des principaux motifs de l'art et de la pensée, à savoir "une certaine honte d'être un homme". L'éprouver, c'est se poser deux questions: 1) comment est-ce que des hommes ont pu faire ça?; 2) comment est-ce que moi, j'ai pu pactiser avec ça -en regardant ces photos par exemple...?

"Pour chacun de nous, dans notre vie quotidienne, il y a des événements minuscules qui nous inspirent la honte d'être un homme. On assiste à une scène où quelqu'un vraiment est un peu trop vulgaire. On ne va pas faire une scène -on est gêné. On est gêné pour lui. On est gêné pour soi, puisqu'on a l'air de le supporter, presque. Là aussi, on passe une espèce de compromis. Et si on protestait en disant, mais, c'est ignoble, ce que tu dis? On en ferait un drame, on est piégé. Ca ne se compare pas avec Auschwitz, mais même à ce niveau minuscule, il y a une petite honte d'être un homme. Si on n'éprouve pas cette honte, il n'y a pas de raison de faire de l'art."

Une petite honte d'être un homme.

[The Coasters - Down in Mexico.]

jeudi 21 juin 2007

Cette vieille sensualité

"Cette vieille sensualité est tout de même quelque chose. Depuis que la vie est vie, on a eu raison, il faut bien le dire, d'en faire si grand cas. Comment expliquer qu'on se lasse de tout, sauf d'elle? Le plus ancien exercice du vivant ne pourrait pas nous marquer, et l'on comprend que celui qui ne s'y adonne pas soit un être à part, un déchet ou un saint." - Cioran, encore et toujours.

Je redécouvre. Le plaisir des corps qui s'approchent, se tournent autour, se heurtent. Les histoires de désir partagé. Les garçons bien, ceux qui appellent comme ça, juste pour prendre des nouvelles, à n'importe quelle heure du jour et de la nuit. "Juste parce que j'avais envie de t'entendre".... Les garçons bien, ceux qui sortent une belle chemise pour un déjeuner à deux. Ceux qui sont heureux de me voir. Je redécouvre la joie des petites attentions, les bonheurs de la séduction, des mains qui se frôlent le samedi soir. J'avais oublié.

Naturellement qu'il y en a eu d'autres, après mon ange, avec toujours le même dégoût, le rejet du contact, ma brutalité face à une main baladeuse, une bouche qui cherchait la mienne. Alors je prenais mes jambes à mon cou, je partais sans prévenir, sortais l'ex du placard pour les faire fuir quand ils rappelaient.

Et voilà que cette "vieille sensualité" me tombe dessus, sans prévenir, et que pour la première fois elle ne m'effraie plus.

Je grandis. Ca me plaît.

[Paolo Conte - Sparring Partner.]

lundi 18 juin 2007

Une fille facile.

Il n'est pas normal d'être en vie, une sorte d'état passager, quelque chose de bien trop transitoire pour être crédible. Au fond on ne se sent jamais aussi vivant que quand on est menacé, là sur la tangente, un pied dedans un pied dehors. "La mort ne serait en somme que la cessation d'une anomalie", je suis tombée sur ça, dans Ebauches de vertige, de Cioran. C'est très chic de lire Cioran, sortez-le un peu dans le métro pour voir. Sur la ligne 14, entre Châtelet et la BNF, je vous assure que ça fait un effet boeuf.

Le plombier d'EDF est passé vendredi matin pour relever mon compteur d'eau. J'avais oublié qu'il devait venir, il était 10h, il a toqué, je révisais mon éco, je me suis levée et j'ai ouvert. J'avais ma chemise de nuit rouge, celle que je n'ose même pas mettre devant mes parents parce qu'ils me jetteraient aussitôt un pull sur les épaules. Elle tombe en-dessous du genou pourtant, j'ai vérifié devant ma glace en pied.

Parfois j'ai des absences, quelques secondes où je me sens complètement étrangère à ma vie, à la vie, une sorte d'absolue stupéfaction face à ce qui m'entoure. Oh, ça arrive à beaucoup de gens. J'étais rue Erasme, je passais devant l'école primaire, et des enfants jouaient avec des pistolets à eau, adorables les enfants, tout de Cyrillus vêtus, bermudas beiges et chemises vichy. Il y en a un qui criait, "Salaud! J'vais te bousiller la gueule!", l'autre a répondu "Vous allez tous crever!", et le dernier, un peu moutonnier celui-là, fonctionnaire consciencieux bientôt, a repris "Meurs! Meurs!". Les mamans discutaient sur le trottoir, très aimablement. C'est assez douloureux après coup, lorsqu'il faut rentrer dans sa peau, dans sa vie, sortir les clés et appuyer sur l'interrupteur.

Chemise de nuit rouge que maintenant je porte devant cet homme, là, venu relever mon compteur, et qui se met à faire le tour du propriétaire comme on dit, les yeux plus attentifs au détail de ma bretelle qu'aux subtilités de la tuyauterie. Je lui montre le compteur d'un signe de tête. Il gribouille quelques chiffres, me demande un verre d'eau, je le sers. Et là, moi, ingénument -"...vous désirez autre chose?". Il a commencé à sourire, son regard a fait des allées et venues de mes épaules jusqu'à mes pieds, et je me suis sentie nue, bête, atrocement petite, avec ce bout de coton rouge qui ne cachait plus rien, et mon invitation à désirer autre chose. Bienheureuse enfant.

C'est probablement dans les tâches les plus journalières, et périphériques -se laver les dents, ingérer la nourriture, l'éliminer, servir un verre d'eau- que nous nous éloignons le plus de ce que nous sommes vraiment, et que nous nous mettons à ressembler à tout le monde, qu'entre madame Michu et moi finalement c'est du pareil au même. Si seulement j'avais un talent -on n'est vraiment soi que dans l'exercice de son talent, on ne coïncide jamais autant avec soi que dans ces moments-là, le violoniste la tête appuyée contre le bois de son instrument, le regard fixe sur la partition, le violoniste qui joue, seul.

Au fond j'ai eu une certaine morgue à ravaler le dégoût, à lancer plutôt, avec un aplomb formidable, un "Nan parce que j'ai du jus d'oranges aussi", mais lui ce con il n'a rien dit, rien du tout, il me regardait, lui Herr von Dorsday et moi Fraülein Else, il s'en foutait au fond de mon jus d'oranges, un silence de plomb, au moins aussi lourd et aussi froid, loin de mes oranges de Floride et de mes palmiers sous le soleil. Et à mon aplomb formidable le sien a répliqué, l'air de rien, "on va prendre un café?".

Dire oui, c'était accepter une tâche journalière de plus, boire un café, payer l'addition, dire merci-bonne-journée-au-revoir, tomber dans la banalité du désir, du désir d'un homme dans un café. Laisser un numéro, un faux éventuellement, se quitter sur des amabilités quelconques, se forcer le sourire un peu, et remonter l'escalier, sortir les clés, appuyer sur l'interrupteur. J'ai dit non, et j'ai refermé gentiment la porte sur ses clés à molette. Après tout, j'étais en chemise de nuit.

[Godspeed You Black Emperor - Storm.]

vendredi 15 juin 2007

Lost in the Supermarket

Dernier jour de cours hier à Sciences Po. Je m'en réjouirais presque s'il n'y avait pas les partiels qui commençaient demain. Je me gave d'annales de DSK pour colmater la brêche. "Faut-il renoncer au libre-échange?", c'est ce qui est tombé l'an dernier. "Beau sujet", dirait papa. Il n'y a de beaux sujets que pour ceux qui n'ont pas à les passer. Papa. Depuis combien de temps ne lui ai-je pas parlé?

Les grands départs approchent. Celui de mon ange au Chili. Deux mois. On ne se verra pas à son retour. Il nous reste deux semaines ensemble. Deux malheureuses semaines, avant un an et quelques de séparation. Et on me demande comment je vais.

Mon départ pour Budapest, à la rentrée. Je suis partagée entre un désir ardent de quitter Saint-Germain-des-Prés pour un an, Sciences Po, les fiches techniques et les exposés en dix minutes, deux parties deux sous-parties ...et le regret d'avoir bondi sur un stage trop tôt, dans l'exaltation d'avoir été prise quelque part. Un stage bien, certes, dans un domaine que j'aime, beaucoup. Mais les meilleurs arrivent maintenant, et je les vois me passer sous le nez, un à un. Une opportunité à Los Angeles notamment, avec un joli rôle de promotion du cinéma français dans le paysage audiovisuel américain, en relation avec distributeurs, studios et compagnie. Le rêve. Et moi qui pars m'enfermer dans ce qui se fait de plus franco-français en matière d'administration. Je reviendrai avec quelques mots de hongrois, et je verrai mes amis revenir de UCLA, Berkeley ou Columbia avec la mention bilingue sur leur CV. Le sacro-saint "Anglais niveau 5" à Sciences Po.

J'aurais aimé partir loin, à l'autre bout du monde, histoire d'empêcher toute possibilité de retour en France pendant un an, de larguer les amarres pour de vrai, de me plonger dans autre chose, quelque chose de fondamentalement inconnu. Pékin. Tokyo. Bombay. Buenos Aires. Pour maximiser mes chances, il aurait fallu choisir de partir en université. Je ne voulais pas. Je ne suis pas faite pour les études. C'est un peu indécent de dire ça, quand on sort de Louis le Grand, qu'on est à Sciences Po, et qu'on regarde l'ENA, ou Normale, ou HEC, non plus comme des hautes sphères inaccessibles, parfaitement opaques à nous-mêmes, mais comme des possibilités. Des trucs envisageables, sûrement pas à portée de main, mais envisageables.

Drôle de bulle. Bien sûr que je sors, que je change d'air, que je rencontre des gens nouveaux. Ils sont à Henri-IV, Normale, HEC, Oxford, Cambridge ou Columbia. Je disais changer d'air...?

Quand je rentre à Lille et que je prends le tram avec ma valise à roulettes, le choc est toujours aussi brutal, inouï. Il existe des gens, nés en France de parents français, qui ne savent pas parler français. Des gens qui ont pour seul horizon culturel les news Orange qui tombent sur leur portable. Des gens qui m'adressent la parole et que, parfois, je n'arrive même pas à comprendre. Le genre de moments où je me sens atrocement mal, parce que je prends conscience que je ne les connais pas, que ma bulle n'a jamais été en contact avec la leur, et qu'elle ne le sera probablement jamais. J'aurai vécu toute une vie dans une sphère de coton, entourée d'hommes fins et distingués qui parleront de la première de la Traviata à Garnier ou de la médiocrité du dernier Beigbeder. Et je m'en satisferai.

Parfois, lors des courses à Auchan, je croiserai des ados moulés dans des t-shirts à virgule, je leur jetterai des coups d'oeil curieux, pas inquiets mais curieux, pendant l'attente aux caisses. Je me dirai, c'est formidable, ce brassage des cultures, ces barrières sociales qui tombent sous les roues du caddie universel, et je réglerai mes tofus au soja le sourire aux lèvres. Et l'on se sera croisés et ignorés, réunis provisoirement dans un même culte -le temple des désirs et des besoins. Après la prière commune, chacun retournera dans son petit monde, soigneusement cloîtré et protégé derrière des frontières tacites. Jusqu’à la prochaine excursion au supermarché.

[The Clash - London Calling.]

jeudi 14 juin 2007

Et Arlette se contentait de hoché la tête.

"Ecoute, je ne suis pas pris, voilà, je ne suis pas pris".

33ème. L'âge du Christ. 33ème et 1er recalé. 33ème, comme moi, il y a tout pile un an.

Il me l'a dit au téléphone en plein pendant mon cours, normalement je ne décroche jamais, mais là j'ai dit, "désolée c'est urgent", et A. a recapuchonné son stylo.

Après j'ai raccroché, et j'ai pris le cahier d'A., à la page de la dictée. "Et Arlette se contentait de hoché la tête, (...)". "Hoché", comment ça, "hoché"? Je lui ai dit tout haut. "Non mais tu peux me donner la nature de "de"? C'est quoi, "de"? Bah oui, une préposition, bien sûr que c'est une préposition! Mais alors, bon sang, pourquoi est-ce que tu me mets un participe passé, avec ce hoché en? Ca fait combien de milliards de fois que tu me dis toi-même qu'après une préposition, le verbe est forcément à l'infinitif? Hein?". Il a eu l'air encore plus désolé que moi de ce "hoché" et de cet aigu qui aurait mieux fait d'aller voir ailleurs. Et moi, je me suis sentie un peu stupide, tout d'un coup, dans ma position de prof aigrie et déblatérante.

"Pardon, je m'emporte pour rien. On va reprendre ça à deux. Regarde, prends ton "hoché", là, et remplace-le par un verbe du troisième groupe. Tiens, mordre, par exemple."

Et Arlette se contentait de mordre la tête. 33ème bordel, 33ème! L'âge du Christ.

Moi il y a un an.

[George Baker - Little Green Bag.]